Le nouveau long métrage commis par Goro Miyazaki nous éclaire un peu plus sur la stratégie marketing du Studio Ghibli et, plus largement, sur la période de transition houleuse dans laquelle se débat le secteur japonais du divertissement animé commercial.
Sans surprise, Aya et la sorcière est une œuvre cinématographique de série B, un divertissement à faible valeur artistique pour enfants-à-occuper. Cependant, le film possède deux énormes défauts. Il déploie sur 72 minutes le scénario d’un interminable épisode-pilote de série dont le cliffhanger final n’inciterait que très mollement à attendre la suite. Et, plus problématique, l’absence totale d’émotions émanant de son récit confus n’aide en rien l’appréciation de son esthétique visuelle tout en images de synthèse. L’enrobage techno-aguicheur constitue pourtant l’argument promotionnel majeur de cette production soignée.
Par nature plus « froide » que les dessins animés, l’animation d’images de synthèse, qui plus est sur un format long, nécessite en compensation un contrepoids émotionnel minimal pour susciter l’adhésion enthousiaste des publics. C’est le cahier des charges appliqués à la lettre par le studio Pixar et ses innombrables imitateurs. L’industrie japonaise de l’animation, quant à elle, rame laborieusement avec les modélisations 3D pour trouver un modèle d’équilibre satisfaisant entre le fond et la forme ; on déplore cette situation, sans contre-exemple significatif à ce jour, depuis le très oubliable Final Fantasy de Hironobu Sakaguchi en 2001.
Le dernier long métrage en date adapté de la franchise Lupin III a confirmé récemment des velléités à s’aligner sur les standards hollywoodiens et on pouvait légitimement espérer une inclination différente de la part du temple Ghibli, précisément fondé sur un idéal artistique de sublimation du dessin en mouvement.
Au contraire, le studio, visiblement décidé à s’émanciper de son « arrière-garde » (selon l’expression rabâchée par Goro Miyazaki) en est arrivé à renier en un seul film l’essence même de l’identité qui a fait son succès planétaire, en renonçant à la sensibilité et aux vibrations du trait en mouvement, déjà en elles-mêmes d’immédiats vecteurs d’émotion.
Ce positionnement conformiste interroge sérieusement la pertinence des choix stratégiques adoptés par les dirigeants et actionnaires de Ghibli. Lesquels, on le sait, naviguent dans l’incertitude permanente à la perspective de la disparition inéluctable de leur « poule aux œufs d’or ».
Depuis sa mise sur orbite planétaire grâce Princesse Mononoke à la fin du siècle précédent, le studio Ghibli s’est attelé à une densification « à la Disney » de son catalogue. Cette démarche consiste à développer une offre mixte entrecroisant les productions « classiques » (pour Ghibli le corpus de films de ses fondateurs Hayao Miyazaki et Isao Takahata) et les séries B, à la fois pseudo-laboratoires d’une impossible relève et déclinaisons aseptisées de filons thématiques rentables (à Disney les princesses, à Ghibli les apprenties-sorcières dégourdies). Et ce renforcement d’offre a le bon goût de s’adapter opportunément aux nouveaux modes de diffusion/consommation rapides (binge watching) sur les plateformes de contenus à la demande. D’où les récents accords contractés entre Ghibli et Netflix, HBO Max et consorts, qui favorisent déjà la conquête de nouveaux publics, des audiences records à l’international et les subsides qui en découlent pour continuer à produire des contenus et maintenir l’activité des studios. C’est le développement logique d’une société commerciale qui entend perdurer sur un héritage conséquent et alimenter un répertoire un tant soit peu renouvelé. Rien de critiquable à cela sinon peut-être la perspective effrayante de voir un jour Kiki 2 : le mariage de la petite sorcière ou Le château ambulant des nuages*.
Mais si cette disneyification du catalogue Ghibli, accompagnée par l’abandon progressif des dessins animés traditionnels, fait sens sur le plan économique, n’entraîne-t-elle pas mécaniquement un appauvrissement artistique généralisé à l’instar de celui qui a caractérisé les productions Disney dans les années 1990-2010 ?
La transition vers la digitalisation intégrale de la chaîne de fabrication industrielle des films d’animation reste au Japon freinée par la majorité des composantes d’une corporation encore massivement formée et rompue à l’animation manuelle de dessins. Mais tôt ou tard, quoi qu’on en pense, l’industrie japonaise de l’animation achèvera sa révolution numérique et pourrait alors rompre la lignée artistique millénaire qu’elle avait su pérenniser jusqu’ici.
Toutefois, je veux bien d’ores et déjà parier qu’adviendra, après cette phase transitoire de tâtonnements, une éblouissante relance de sa tradition séculaire de la narration ciné-graphique, héritière des peintures « réalistes » yamato-e et rouleaux illustrés, des estampes ukiyo-e de la fin du 18e, des manga aux caractères cinématographiques consubstantiels et des films de dessins animés au pouvoir de séduction massive.
Quel rôle le Studio Ghibli jouera-t-il dans ce renouveau créatif ?
* Diana Wynne Jones (1934-2011) a été l’auteure en 2011 du roman jeunesse « Earwig et la sorcière », dont le film de Goro Moyazaki est l’adaptation animée.
Elle a aussi publié en 1986 « Le Château de Hurle », adapté à l’écran en 2004 par Hayao Miyazaki et sorti en France sous le titre Le château ambulant.
« Le château de Hurle » a connu deux prolongements littéraires : « Le château des nuages » en 1992 et « House of Many Ways » (jamais traduit en français) en 2005.
Une traduction possible de ce dernier titre serait « La maison aux issues changeantes ».
NB : La 2CV du power trio Earwig (« perce-oreille » en anglais), qui apparaît à plusieurs reprises dans le long métrage, n’est pas seulement un clin d’œil appuyé à l’héritage du père.
Goro Miyazaki, qui lutte – et luttera toute sa vie – pour s’émanciper du poids écrasant de l’œuvre paternel utilise ce motif indissociable de son géniteur – symbole caricatural d’une « arrière-garde idéaliste » – comme exutoire en forme de private joke (clin d’œil d’initié).
Dans la première scène du film, la dodoche poursuit une sorcière rousse fuyant sur une moto. Le radiateur avant de la voiture se transforme en gueule monstrueuse, affublée de dents tentaculaires menaçantes que la sorcière neutralisera facilement grâce à un sort en forme d’imbroglio.
Plus tard dans le récit, le jeune Aya interroge les deux sorciers qui l’ont adoptée sur le fait que la 2CV croupisse dans le garage. La sorcière Bella Yaga lui répond par un gras soupir moqueur.
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