Prévu en mars dernier, ce documentaire est finalement sorti en juin dans l’indifférence générale.
A toutes fins utiles, et à l’occasion des « Journées du matrimoine« , je remonte cet article initialement publié le 22 février.
Il faut voir absolument, à partir du 18 mars prochain – dans les salles françaises qui daigneront le programmer – le documentaire Be natural : the untold story of Alice Guy-Blaché, réalisé et produit en 2018 par Pamela B. Green. Cette œuvre tombe à point nommé dans le moment historique sans précédent qui ébranle un peu partout la domination masculine, n’épargnant pas, et c’est heureux, l’entre-soi de la production cinématographique en général, et du cinéma français en particulier.
Assumant le parti pris de la vulgarisation très maniérée et de l’enquête montée au pas de charge, Be natural ambitionne de réhabiliter auprès d’un large public la pionnière magnifique que fût Alice Guy (1873-1968). En effet, son rôle actif dans le développement de l’industrie naissante du cinématographe et son influence artistique internationale (de Méliès à Eisenstein) ont été purement et simplement effacés des récits officiels de l’histoire du cinéma, en particulier en France, son pays d’origine. Le film mérite d’autant plus un minimum d’éclairage médiatique que le cinéma français s’apprête à s’auto-célébrer dans l’hypocrisie mondaine la plus pathétique.
Collaboratrice de Léon Gaumont dès 1894, Alice Guy participe dès le début à l’essor de la société à la marguerite. En 1896, âgée de 23 ans, elle réalise La fée aux choux, lequel constitue à la fois son premier film et le premier film de fiction de l’histoire du cinéma, si l’on exclut les « Pantomimes lumineuses » d’Émile Reynaud, bien sûr. Jusqu’en 1907, elle a supervisé la production et la réalisation de centaines de métrages*.
Suivant à New-York son mari anglais, Herbert Blaché, elle fonde en 1910 Solax, son propre studio de production, à Fort Lee (capitale du cinéma avant Hollywood) où s’agrègent alors les premières firmes cinématographiques américaines mais aussi françaises. Gaumont, Pathé et les Laboratoires Éclair s’y implanteront quelques années. Un certain Émile Cohl, déjà collaborateur d’Alice Guy chez Gaumont à Paris, y a possiblement croisé** la cinéaste sur les rives de l’Hudson.
En 1921, après son divorce, sans le sou et avec deux enfants à charge, Alice Guy retourne en France. Elle y a été totalement oubliée et plus personne, dans l’industrie du cinéma, ne souhaite l’embaucher. Par négligence, voire par fainéante ignorance, la plupart des historiens, critiques et archivistes nationaux – dont certains font encore autorités – ont attribué une bonne partie de ses films majeurs à d’autres, à des hommes en l’occurrence. Jusqu’à sa mort en 1968, Alice Guy se battra aux côtés de sa fille Simone, pour corriger l’une des plus grandes injustices culturelles de l’Histoire du 20e siècle, injustice aujourd’hui encore largement ignorée : c’est une femme qui a posé et développé les codes de la fiction cinématographique, non sans initier au passage quantité d’innovations formelles, technologiques et sociétales (gros plans, effets spéciaux, films synchronisés avec du son, bien avant Le chanteur de jazz, clips musicaux ou « phonoscènes », premier péplum, films avec des acteurs noirs et non pas des black faces, films féministes, …), sur une filmographie d’un bon millier d’œuvres*, écrites, réalisées et/ou produites par elle-même, entre 1896 et 1920. Trois fois rien, donc.
Pour une rapide et engageante critique du documentaire de Pamela B. Green, je vous invite à lire l’article de Laure Murat « La pellicule invisible d’Alice Guy« .
Par ailleurs, de nombreux ouvrages (essais, monographies, romans, livres jeunesse) ont déjà été publiés sur l’histoire et l’œuvre d’Alice Guy.
Son « Autobiographie d’une pionnière du cinéma 1873-1968 », terminée en 1953 mais publiée, faute d’éditeurs intéressés, par l’association féministe Musidora en 1976, pourrait faire l’objet d’une réédition prochaine. Qui sait.
* 300 d’entre eux environ, clairement attribués à Alice Guy, sont actuellement conservés aux quatre coins du globe dans les grandes cinémathèques.
Bien que laborieux et voué à ne jamais atteindre l’exhaustivité, le recensement de ses films se poursuit, réactivé par le documentaire de Pamela B. Green.
La fée aux choux (1896)
Chez le photographe (1905)
Alice Guy dirigeant un plateau de cinéma à la Gaumont, en bas au centre (1905)
La vie du Christ (1906) > film visible en ligne
Nicole-Lise Bernheim a notamment réalisé en 1975
un court métrage en hommage à Alice Guy.
on y trouve cette courte animation signée Monique Renault :
« Kinora » d’Alice Guy se visionnant elle-même dans un Kinora, invention pré-cinématographique
déclinant mécaniquement le principe du folioscope ou flip-book.
Le montage de ces photos en situation est en en-tête de cet article.
L’objet était détenu par Simone Blaché.
** A partir de 1912, Émile Cohl aménagea avec sa famille à Fort Lee sur Hoyt Street. Il travaillait alors pour le studio américain de la firme Eclair, à quelques encablures de sa maison.
Le studio Solax d’Alice Guy se trouvait quant à lui sur Lemoine Avenue, à quelques centaines de mètres à pieds de la maison d’Émile Cohl. Sur une carte (ci-dessous) publiée sur le blog de la petite fille d’Alice Guy, carte augmentée d’annotations manuscrites (peut-être d’Alice Guy ou d’Émile Cohl, sans certitude) sont signalées une pharmacie et une banque, lieu probablement fréquentés par la/le propriétaire de cette carte.
Émile Cohl et Alice Guy se sont-ils croisés ? Ont-ils échangé sur leurs créations respectives ? Cette relation très plausible n’est toujours pas démontrée à ce jour mais des historiens mènent l’enquête, aidés par les ayant-droits des deux personnalités concernées.
A suivre.
J’ignore la source exacte, probablement les archives familiales, de cette carte. Je la préciserai dès que possible.
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