Entretien avec Michael Dudok de Wit / Avril 2003
Publié en septembre 2003 dans le n°94 du magazine Animeland
C’est à Auch, entre deux projections, que j’ai eu le privilège de partager quelques longues minutes avec ce cinéaste globe-trotter, bardé de récompenses internationales, en cachant tant bien que mal l’admiration qu’il m’inspire.
A l’image de ses films, Michael Dudok de Wit transpire l’honnêteté. Son discours sans fioritures, dans un français impeccable prononcé d’une voix chaleureuse et accentuée, abonde un peu plus dans ce sens. On l’écouterait pendant des heures nous expliquer son art et son amour de l’animation. Car ses mots désacralisent et éclairent d’une lumière naturelle une œuvre cinématographique qui frôle la perfection.
| Comment êtes-vous arrivé à l’illustration de livres pour enfants ?
Le passage du dessin pour soi au livre fut assez facile. Pour le premier ouvrage que j’ai illustré, c’est l’auteur qui est venu vers moi. C’est lui qui a trouvé une maison d’édition, après plusieurs rejets, et qui l’a convaincue de me confier les illustrations. Après la première publication, ce fut tout de suite plus facile.
| L’illustration a-t-elle influencé votre travail de cinéaste ?
Non, je ne crois pas que mes expériences du livre aient nourri mes expériences de réalisateur. J’ai seulement appris qu’il y existe certaines lois immuables. Un livre standard possède un nombre de pages défini et invariable (environ une trentaine) pour des raisons économiques et techniques. Dans un court-métrage d’animation, on a toujours la liberté de prolonger plus ou moins sa durée. Au départ, je pensais cependant que le langage du film et celui des livres d’enfants étaient plus proches. Je me suis vite rendu compte que je passais beaucoup plus de temps que prévu sur les dessins afin d’obtenir une continuité satisfaisante. Ce domaine ne répond pas tout à fait aux mêmes lois que la bande-dessinée ou le storyboard.
Extrait de l’illustration de couverture du premier album “Oscar & Hoo” publié en 2002.
Ce livre a été co-écrit avec l’auteur Theo (aka Christophe Erbès)
| Vous avez acquis une grande polyvalence grâce à vos nombreux films de commandes et à vos multiples interventions sur des productions très diverses : Fantasia 2000 de Disney, Heavy Metal de Gerald Potterton, T.R.A.N.S.I.T de Piet Kroon, ou le segment de Joanna Quinn pour le superbe spécial “Canterbury Tales”(1).
De quelle manière intervenez-vous sur ces films ?
Je n’ai pas travaillé sur le segment de Joanna Quinn. Je ne pourrais jamais le faire ; ses dessins sont trop beaux. […] Mes interventions varient énormément. En général, je donne un coup de main sur l’animation, comme je viens de le faire pour le long métrage de Jacques-Rémy Girerd (2). Quant à ma contribution sur T.R.A.N.S.I.T. elle s’est limitée à quelques plans que je partageais avec l’animatrice An Vrombaut (3). Nous n’avons ni travaillé sur le design, ni sur le storyboard ou sur la réalisation. Quand je travaille en tant qu’animateur, je m’abandonne assez facilement aux directives d’un réalisateur, jusqu’à certaines limites bien sûr. Je ne veux pas toujours avoir à donner mon opinion sur la façon de mener un film. Il m’arrive aussi souvent d’inverser les rôles avec mes collègues. La réalisation n’est finalement qu’un rôle qu’on endosse, temporairement.
| Vos expériences dans la publicité ont-elles eu une incidence sur votre exigence personnelle ?
Oui, c’était vraiment net dans mon éducation. Bien que j’aie fait des études d’animation, c’est en côtoyant des professionnels, sous la pression du travail en agence publicitaire, que j’ai appris le plus. J’en avais vraiment besoin car je savais dessiner mais j’atteignais rapidement mes limites. Je voulais aussi apprendre d’autres techniques, d’autres façons de jouer avec le timing, et parvenir à créer des images que je pensais hors de ma portée. J’étais jeune et je trouvais toute expérience très instructive.
| Vous avez longtemps travaillé au sein du studio de Richard Purdum (4) qui a une démarche personnelle très intéressante. Qu’avez-vous appris précisément là-bas ?
J’ai choisi de travailler avec lui parce qu’on était exactement sur la même longueur d’ondes. Richard Purdum et sa femme, Jill Thomas, qui est productrice, sont très perfectionnistes. Ils ont donc beaucoup de mal à faire un film de pub au budget et au délai très courts. Il est à mes yeux l’un des plus grands animateurs qui ait jamais vécu, avec un talent extraordinaire. Bien qu’il n’ait pas spontanément la démarche d’enseigner, d’expliquer aux autres ce qu’ils ont à faire, sa présence et son exemple furent pour moi essentiels. On peut comparer ça à la relation traditionnelle entre un maître et un disciple. Le voir travailler, suivre son exigence, était un apprentissage énorme pour moi.
| Le studio de Richard Purdum a été l’un des premiers à produire des films innovants grâce aux nouvelles technologies, sans succomber aux facilités du « tout numérique ». On a l’impression que vous avez conservé cette approche de l’ordinateur ?
Son studio n’était pas à l’avant-garde au niveau de l’utilisation des ordinateurs. Lui-même exprimait un certain rejet pour l’outil qui était alors disponible pour tous les studios mais très cher. En tant que réalisateur, il faisait appel à des techniciens extérieurs pour la conception des séquences numériques présentes dans ses films. En ce qui me concerne, je trouve l’outil magnifique mais je n’aime pas l’apparence des films réalisés avec des ordinateurs. J’attache une grande importance au grain du papier, à la matière graphique.
| Votre utilisation du numérique est donc strictement limitée à des effets spéciaux. Envisagez-vous tout de même un jour d’exploiter pleinement l’animation assistée par ordinateur ?
Oui, j’aimerais beaucoup mais jusqu’à maintenant je n’ai jamais eu le temps d’approfondir un logiciel comme Flash, par exemple, parce que je ne suis pas rapide et surtout parce que je n’ai pas eu de réelle motivation pour le faire. Ceci dit, j’utilise beaucoup Photoshop (5) qui est un outil exceptionnel.
Extrait de l’un des 6 spots publicitaires réalisés par M. Dudok de Wit pour la marque AT&T
| Que vous apporte votre présence dans « l’écurie ACME Filmworks » (6) ?
Les dirigeants d’ACME ont le goût et l’œil pour exploiter et respecter le style personnel des artistes dans leurs publicités. C’est littéralement ce qui s’est passé avec moi. L’agence de publicité [NDLR : Young & Rubican – NY] à travers ACME voulait que je réalise des films dans mon style. Cette situation était idéale. Ma collaboration avec eux a donc été très fructueuse. De plus, Ron Diamond, fondateur et dirigeant d’ACME, adore l’animation. Il écume les festivals et connaît très bien ce monde. On sent son amour pour l’animation derrière les productions de cette société.
C’est d’autant plus important et plaisant pour des gens comme moi de faire de la pub dans ces conditions car c’est presque le seul moyen de survivre et de faire des films personnels.
| Enseignez-vous toujours régulièrement ?
Non, pas régulièrement. Je suis souvent coincé par des travaux en cours sur lesquels je suis forcé de passer tout mon temps. Il arrive des périodes où je dois travailler à fond sur mes projets et si je devais partir dans un autre pays cela provoquerait une interruption trop radicale de mon rythme de travail. Par contre, ça m’enrichit toujours de travailler avec des étudiants. J’apprends beaucoup d’eux. Aussi, j’essaye le plus souvent possible, dès que je suis moins occupé, d’aller dans une école, même pour une demi-journée, pour montrer un film et discuter avec eux. J’ai enseigné régulièrement en Allemagne, c’était bien de pouvoir suivre les étudiants mais malheureusement je n’ai plus le temps de le faire.
| Quel est globalement le message que vous transmettez aux étudiants que vous rencontrez ?
J’essaie d’abord de leur communiquer ce que j’aurais voulu qu’on me transmette. J’aborde bien entendu un tas de détails techniques mais je tente surtout de les sensibiliser aux manières de concevoir et de raconter une histoire. J’espère leur apprendre à lutter contre les problèmes et les moments où ils n’arrivent pas à trouver une solution créative. J’essaye enfin de couvrir tous les aspects de la profession : du travail des intervalles jusqu’à la réalisation d’un film.
Je ne suis pas un enseignant naturel, je suis d’abord un animateur. Aussi, je veux que les étudiants me voient comme un réalisateur/animateur et non comme un orateur enseignant. Le principal message que je souhaite leur dispenser est : « si tu as envie de faire un film d’animation, assieds-toi et fais-le. Ne parle pas trop sur le sujet. Ne commence pas à avoir des discussions interminables sur une scène du film. Si tu es passionné, fais-le ! »
En partant de mon propre exemple, j’entends leur démontrer que ça ne se fera pas sans peine, ni sans l’amour de son métier, ni sans une grande rigueur à la tâche. Je ne connais pas de réalisateur qui ne s’implique pas à corps perdu dans la réalisation d’un film. Comment en serait-il autrement pour des projets qui durent parfois quatre, cinq ans, sinon plus ?
Le personnage de la série “Tom Sweep” dont M. Dudok de Wit a réalisé le pilote (1992).
| Que pensez-vous du fait que l’enseignement du dessin dit « académique » soit abandonné dans l’enseignement secondaire (c’est le cas en France dans les collèges, lycées et même dans les écoles des Beaux-Arts) ? Cette négligence a notamment une incidence sur le niveau des étudiants qui postulent à l’entrée dans les écoles spécialisées.
J’aurais deux réponses à cela : il existe beaucoup de films d’animation magnifiques, conçus par des individus qui n’ont pas appris à dessiner, voire qui ne savent pas bien dessiner. Ces films bénéficient souvent d’un style très particulier qui cache et compense le faible niveau graphique.
D’un autre côté, le dessin académique est la reine des disciplines artistiques. On apprend a observer les proportions, le volume et la lumière, et on explore la ligne. Lorsqu’une personne pose devant vous, habillée ou nue, c’est presque un moment sacré. Il s’instaure un respect énorme. La personne est là pour vous, elle reste immobile pendant 20/30 minutes pour vous et ça stimule nécessairement la peine particulière qu’on peut se donner dans cet exercice. C’est autrement plus enthousiasmant que d’être assis seul à dessiner seulement pour soi.
| On ressent parfaitement dans la pureté de vos images des influences évidentes à l’art extrême-oriental. Qu’en est-il réellement ?
Quand j’étais adolescent, j’ai connu un vrai choc en lisant de la bande-dessinée japonaise et chinoise. Je voyais qu’elles utilisaient les vides comme partie intégrante du dessin. A l’époque, ce n’était pas du tout courant en Europe. Les Donald, Spirou et Tintin que je lisais ne montraient pas du tout cette sensibilité. C’est seulement plus tard dans les années 80 que j’ai commencé à utiliser le pinceau et là j’ai inévitablement étudié l’approche chinoise. La simplicité et la richesse d’un coup de pinceau me sont apparues plus tard. Mais je n’arrive pas à faire le coup de pinceau des calligraphes chinois et japonais. C’est un niveau qui me dépasse largement. Cet art constitue effectivement une forte inspiration car ses lignes sont très vivantes.
| Vous exprimez souvent votre attirance pour les films qui manifestent une grande simplicité aussi bien visuelle que narrative ? Cette simplicité émane aussi de votre travail. Est-ce une quête personnelle?
Oh oui, j’adore ça. L’animation est une discipline très complexe. Pour moi, le désir d’obtenir au final des images très simples, de trouver la simplicité dans la complexité, est omniprésent. Dans mon cas, je le fais avec des dessins dépouillés mais on peut aussi voir une simplicité dans une image qui est très dense et très riche. C’est une chose que l’on ressent, qui n’est pas toujours visuellement évidente. Me dire qu’on aime mes films pour leur simplicité est un très beau compliment.
Étude de mouvement pour Le moine et le poisson (1994)
| N’est-ce pas aussi le moyen le plus efficace de conférer à son film une dimension universelle, tout comme le fait de se passer de dialogue ?
Certainement. Par exemple dans Père et fille, je ne trouvais pas du tout important qu’on identifie parfaitement les personnages, qu’on s’attache à leurs expressions ou à la couleur de leurs cheveux. Pour le langage, c’est la même chose. On n’a pas besoin d’entendre le timbre de leur voix, l’accent de leurs paroles. Si j’avais mis en avant les particularités des personnages, ceux-ci m’auraient parus trop défini. De la même manière, je n’ai pas choisi d’expliquer pourquoi le père part dans ce film ; les raisons de ce départ me semblaient inutiles.
Ce que j’exprime ici est juste mon goût personnel. J’aime bien voir des films justement très explicites où les personnages sont très bien décrits. Par exemple, dans Le Voyage de Chihiro de Hayao Miyazaki, les personnages sont parfaitement définis et j’adore ça.
| Vous avez dit que Père & Fille n’est pas lié à votre expérience personnelle (vous n’avez pas perdu d’être cher) mais on a peine à imaginer qu’il n’y ait pas un message adressé à vos enfants dans ce film.
Je crois que le fait que je sois père moi-même est essentiel sur un niveau inconscient. On sait tous ce que c’est de perdre contact avec un parent. Et même si nos parents sont encore là, on connaît la peur de les perdre. La peur de dire au revoir à un enfant devient beaucoup plus réelle en étant père soi-même. Dès le storyboard terminé, je l’ai montré à mes enfants qui avaient cinq et sept ans à l’époque. J’ai surtout bien expliqué à ma fille qu’il ne s’agissait ni d’elle ni de moi dans cette histoire car je ne voulais absolument pas qu’elle croit que j’allais partir.
Père et fils à Auch (avril 2003)
| De quelle manière l’influence de vos enfants intervient-elle dans vos travaux ?
Je suis très sensible à leur opinion. Ils observent régulièrement le cheminement de mon travail, aussi les remarques sont naturellement fréquentes.
Par exemple, pour le livre que j’illustre en ce moment, je sentais un problème de lisibilité que ma fille avait vu très nettement. Elle m’a confirmé ce que sentais un peu inconsciemment. L’entendre de sa bouche, celle d’une lectrice de son âge, m’a rendu cette faiblesse plus évidente.
| Que conseilleriez-vous à un jeune cinéaste qui s’orienterait un tant soit peu dans vos pas ?
Ne le faites pas ! Je plaisante mais il y a au fond de moi une partie qui est sérieuse parce que c’est tellement laborieux. Ceux qui veulent faire de l’animation ne peuvent pas s’en empêcher. Quand j’observe certains étudiants ou collègues, c’est une évidence. Ils vont voir des films, ils dessinent sans cesse ; ils sont déjà sur le chemin avant d’avoir réalisé un film. A ceux qui se posent encore la question, je conseille de voir beaucoup de films, surtout dans les festivals et de commencer à travailler. On n’a pas besoin nécessairement de réaliser tout de suite, on peut faire de la BD, de l’illustration, ou même des flip-books. Mais il est exclu de devenir animateur sans se lancer et pratiquer le plus possible.
C’est exactement la même chose avec la musique. On prend un instrument et on en joue pour apprendre. Pour la créativité, c’est la même chose. On ne peut pas dire du jour au lendemain “je vais être créatif”. La créativité s’exerce aussi. Cela peut paraître très banal à dire mais chaque fois que l’on pousse son imagination, son originalité, on stimule quelque chose en soi qui rend les choses progressivement plus faciles.
Notes
(1) Michael Dudok de Wit a travaillé sur l’animation du segment Knight’s Tale dirigé par Dave Antrobus et Mic Graves. Joanna Quinn s’est rendue coupable de l’impressionnant Wife of Bath’s Tale. L’œuvre collective mémorable “The Canterbury Tales” a été coproduite en 1998 par la chaîne galloise S4C et BBC.
(2) La prophétie des grenouilles est sorti en décembre 2003
(3) An Vrombaut est une cinéaste belge remarquée en 1993 à Annecy avec Little Wolf et surtout en 1996 pour When I grow up I want to be a tiger. Elle a conçu et réalisé l’excellente série “64 Zoo Lane”. Comme, Michael Dudok de Wit, elle réside et travaille à Londres.
(4) Richard Purdum est installé à Londres depuis 25 ans. Formé chez Richard Williams, il a participé à son célèbre A Christmas Carol et sous-traite pour Disney depuis les années 80. Son studio, qui venait de fermer quelques mois plus tôt, était l’un des plus anciens et l’un des plus créatifs d’Angleterre. Un certain Sylvain Chomet y a fait aussi ses premières armes.
(5) Adobe Photoshop est LE logiciel de retouche d’images numérisées.
(6) ACME Filmworks est une société de production, fondée par Ron Diamond. Elle joue un rôle d’agent pour les nombreux cinéastes qui font partie de son catalogue (Bill Plympton, Wendy Tilby, Paul Driessen, Peter Chung, Koji Yamamura, …)
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