Le cinéaste Benoît Chieux m’a soumis à nouveau une “convergence de vues” observée dans deux œuvres animées radicalement différentes, réalisées avec 15 ans d’écart, au Japon puis en France.
Merci à lui de me donner l’occasion d’enrichir la rubrique sous-alimentée des “Plans animés” !
Il s’agit ici de deux longs plans fixes qui cachent l’action hors du champ de vision du spectateur. Ces plans sont extraits, d’une part, de “Forme du cœur, miroir des gens (1)”, l’épisode 20 réalisé en février 1996, de la série télévisée écrite et storyboardée par Hideaki Anno, “Neon Genesis Evangelion” et, d’autre part, du court métrage réalisé par Sébastien Laudenbach, Regarder Oana en 2009.
Dans les deux cas, la mise en scène visuelle d’un dialogue très intime se limite à une image presque inanimée, sinon par le jeu des comédiennes, remarquable de justesse (2), qui prêtent leur voix aux personnages invisibilisés au-delà du cadre. Et le spectateur de donner ainsi libre cours à ses interprétations, de projeter ses propres fantasmes en marge du récit développé.
Chacun à leur manière, dans le contexte strict d’un film de dessins animés, ces deux plans sont transgressifs.
Pour le mesurer un tant soit peu, rappelons d’abord que dans le contexte particulier de l’hyper-consommation japonaise de contenus audiovisuels, où une importante communauté des spectateurs porte sur les dessins animés un regard très réactionnaire, voire quasi-religieux – érigeant le sakuga (prouesse d’animateur) au rang d’objet de fétichisme, le choix de reléguer l’action en hors-champ durant un plan fixe dépassant la minute relève de la pure provocation. La “non-animation” vaut rejet des tics stéréotypés d’un médium audiovisuel presque exclusivement critiqué à l’aune du sensationnalisme des mouvements figurés à l’écran.
Cet acte d’anti-séduction n’est pas sans similitudes avec la démarche artistique de Sébastien Laudenbach (3). Lequel s’échine depuis plusieurs années à révéler l’essence des dessins mis en mouvement, située dans l’immobilité, voire dans l’interstice des images visibles à l’œil nu. Une approche à contre-courant de celles de ses coreligionnaires qui a atteint son apogée – provisoire – dans son premier et néanmoins formidable long métrage, La jeune fille sans mains.
Bien sûr, les deux séquences évoquées ici malmènent les conventions propres aux dessins animés, pour leur caractère éminemment érotique – basé sur la suggestion plutôt que sur l’exposition frontale du désir et de l’acte sexuel (à l’exact opposé de la pornographie) – érotisme que le hors-champ décuple en stimulant l’imagination. Plus encore en Occident qu’au Japon (4), la représentation naturaliste du désir sexuel est tabou dans la production animée adressée au grand public. En France, les réalisatrices et réalisateurs qui abordent le sujet dans leurs films courts et séries sont relativement rares. Dans le long métrage, les cinéastes qui osent l’effleurer, le font, au mieux, avec une pudeur malicieuse (5) !
Montrer, et peut-être plus encore, suggérer la sexualité sans artifices – sans recours à une quelconque poétisation visuelle – demeure le principal tabou du cinéma de dessins animés. Plus encore que la sexualité, la représentation figurée ou suggérée du corps en action, des matières et des fluides organiques qu’il produit, constitue un interdit rédhibitoire, pour la majorité des producteurs, des financeurs et des spectateurs. On se demande bien pourquoi.
Les plans qui nous intéressent ici le démontrent : la voix, le verbe et les intonations confèrent pourtant aux corps invisibles à l’image une existence bien plus plausible et compréhensible que toute représentation directe.
Plan fixe extrait de Regarder Oana de Sébastien Laudenbach (2009)
Description des deux plans
Evangelion (image d’en-tête) : Deux personnages secondaires viennent de faire l’amour après une longue rupture. Le plan nous montre un verre de bière bien entamé, un emballage de préservatif déchiré, un briquet et deux mégots de cigarettes dont le filtre est tâché du rouge à lèvre de Misato Katsuragi, jeune femme volontiers exubérante et séductrice, à la personnalité complexe. Le dialogue, d’abord d’une banalité confondante sur le tabagisme après l’amour, évolue habilement vers un paroxysme tragique interrompu par le générique de fin. Au milieu du dialogue, des gémissements de plaisir laissent supposer une reprise de leurs ébats. Misato s’offusque : “Eh, n’introduis pas n’importe quoi !“.
Une main masculine entre dans le plan et dépose sur la table à côté du verre de bière une mystérieuse gélule que le partenaire de Misato gardait dans sa bouche.
Regarder Oana : il s’agit de l’un des plans dessinés du film qui contient aussi beaucoup d’animation de volumes ou de sable.
Le décor est à peine identifiable, presque abstrait, de sorte à mobiliser pleinement l’attention du spectateur sur le dialogue parlé. On distingue des objets incertains posés sur une table sur laquelle se projettent les ombres portées de quelque feuillages ensoleillés. Une voix féminine exprime en français, avec un accent italien, la banalité sans fard d’un moment très cru d’intimité conjugale.
Un plan-ricochet
On trouve l’une des scènes d’amour en hors-champ les plus célèbres du cinéma, dans le long métrage de Joseph Losey, Le rôdeur (1951).
Dans cette séquence, la caméra quitte les deux protagonistes qui s’embrassent avec fougue. Elle se fige sur des objets à valeur symbolique. La musique langoureuse couvre pudiquement les bruits des amants.
Ce subterfuge, typique du cinéma hollywoodien pendant l’autocensure imposée par le Code Hays (appliqué de 1934 à 1966), est devenu récurrent et a fait l’objet d’innombrables citations et parodies. En animation, les plus célèbres et innovantes sont dues au génial Tex Avery. En vues continues, on mentionnera sans aucune objectivité le fameux “Intermède romantique” des Monty Pythons.
(1) La traduction littérale du titre japonais, 心のかたち 人のかたち / Kokoro no katachi, hito no katachi, est moins absconse. Elle oppose la “forme de l’esprit” à la “forme des êtres”. Dans cet épisode paroxysmique de la série, le personnage principal s’est dissout dans le monstre géant dont il était le “pilote”, il “flotte dans une forme quantique“. Après maints efforts, son âme sera réinjectée dans son corps restructuré.
(2) Préférez, de grâce, la version originale japonaise pour mieux apprécier et comparer la justesse de ton, de la comédienne Kotono Mitsuishi, en particulier !
En effet, le doublage français de la série Evangelion est globalement très en deçà du niveau de la post-synchronisation japonaise.
De plus, les dialogues français ont été sensiblement édulcorés, anéantissant la crudité originelle de la scène qui en fait tout l’intérêt.
(3) Hideaki Anno a été l’un des piliers du Studio Gainax (producteur d’Evangelion) dont le credo était précisément de questionner le fanatisme à l’égard des dessins animés nippons et les troubles psychologiques susceptibles d’en résulter (instabilité, impulsivité émotionnelle, asociabilité, …). La fin de la série Neon Genesis Evangelion révèlerait, plus ou moins métaphoriquement, la manière dont Anno a surmonté des propres troubles de la personnalité.
(4) C’est vite dit et mériterait d’être relativisé et développé dans un article dédié ! Ce dernier existe dans ce blog, il fait partie de la série d’articles dédiés à la “Pornographies animées“, que je finirais bien par terminer un jour…
Certes, au Japon, on trouve dans le cinéma d’animation le registre du hentai qui relève incontestablement de la production pornographique, ainsi que des séries adressées aux ados et adultes où le désir sexuel – principalement celui de l’homme pervers – est caricaturé à des fins comiques (Dragon Ball, City Hunter, Golden Boy, …).
(5) Par exemple, dans les films de Jean-François Laguionie : dans L’île de Black Mor, le personnage androgyne de Petit Moine dévoile sa poitrine féminine ou dans Le Tableau, le coït fantasmé de deux personnages est habillement suggéré.
Dans le film de Sébastien Laudenbach, La jeune fille sans mains, une scène de masturbation, imperceptible aux oreilles d’un jeune spectateur, pourra légitimement interpeler les parents qui auront emprunté le DVD au rayon “jeunesse” de leur médiathèque habituelle.
Cette remarque exclut des longs métrages comme La honte de la jungle de Picha et Boris Szulzinger (1975) ou Le parfum de l’invisible de Francis Nielsen (1997). Le premier sombre dans la grossièreté la plus graveleuse ; le second s’évertue laborieusement à restituer la pornographie soft des bandes dessinées de Milo Manara.
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