A la faveur d’une correspondance récente avec un lecteur argentin* de « Desseins animés », j’ai retrouvé les propos des critiques de cinéma, André Bazin et André Martin, publiés respectivement dans les numéros d’octobre 1952 et de juillet 1953 de la revue « Les cahiers du cinéma », au sujet de La Bergère et le ramoneur. Ces lignes méritent d’être connues, pour la postérité.
Tant qu’à faire, je reproduis plus bas, les autres critiques de la presse internationale que mentionnait Sébastien Roffat en 2020 dans son ouvrage essentiel « La Bergère et le ramoneur de Paul Grimault et Jacques Prévert – Chronique d’un désastre annoncé« .
Pour celles et ceux qui débarqueraient, La Bergère et le ramoneur est un long métrage co-scénarisé par Jacques Prévert et réalisé, entre le 1er août 1946 et le 4 décembre 1950 (arrêt volontaire de son travail) par Paul Grimault, cinéaste emblématique de l’animation française.
Ce dernier s’est brouillé avec son producteur, André Sarrut (société Les Gémeaux), lequel, endetté jusqu’au coup et avec une centaine de personnes à payer, a décidé de terminer le film sans ses auteurs. Une version du long métrage a été présentée en compétition au Festival de Venise en septembre 1952 et y a reçu la mention du jury du Prix de la Critique (Fipresci) ainsi qu’un accueil majoritairement enthousiaste de la part des journalistes de la presse internationale. Parallèlement, durant ce même festival, Grimault et Prévert se sont évertués à faire interdire la projection et la distribution du film. Ils n’ont obtenu de la Justice qu’un encart** soit apposé avant le générique pour manifester leur désaveu de l’œuvre telle qu’elle a été alors soumise aux festivaliers et futurs spectateurs.
La Bergère et le ramoneur a connu ensuite une belle carrière dans les salles de cinéma. En France, elle a rassemblé 1,4 million de spectateurs. Une version doublée en anglais, The Curious Adventures of Mr Wonderbird, s’est exportée jusque sur le sol états-unien. Le film a été exploité au Japon en 1955 où il a fasciné et influencé de manière significative quantité de professionnels de l’industrie naissante de l’animation nippone (Osamu Tezuka, Yatsuo Ôtsuka, Isao Takahata, Hayao Miyazaki, Yôichi Kotabe, Reiko Okuyama, entre autres).
Après une interminable bataille juridique, Paul Grimault a fini par récupérer le négatif original de La Bergère en 1967 – pour 600 000 anciens francs (l’équivalent d’environ 1 300 €) et a lancé, dix ans plus tard, la production d’un remake intitulé Le Roi et l’oiseau, lequel est finalement sorti en mars 1980 dans les salles françaises.
Depuis, Le Roi et l’oiseau est devenu en France une œuvre « patrimoniale » qui a (presque) totalement occulté l’existence et les qualités de La Bergère et le ramoneur, au point de (presque) effacer la modernité artistique indéniable d’un jalon déterminant de l’Histoire du cinéma mondial.
La lecture des critiques contemporaines de la sortie du film éclaire autant la manière plus ou moins experte – et parfois carrément chauvine – dont on parlait d’animation à l’époque que la salutaire vérité qui finira bien, tôt ou tard, par être publiquement reconnue.
« Le trompe l’œil – Venise 1952 »
Cahiers du cinéma n° 16, octobre 1952 (copie de l’article originel sur archive.org)
André Bazin contribue à ce dossier collectif consacrée au Festival du film de Venise et évoque La bergère et le ramoneur en pages 18, 19 et 20.
NB : je me suis permis, pour faciliter la lecture, de corriger les nombreuses fautes d’orthographes présentes dans l’article publié.
« Nous reviendrons peut-être d’autre part sur les incidents juridiques soulevés par La Bergère et le Ramoneur […] mais les choses étant ce qu’elles sont, la projection du film à Venise contre le gré des auteurs n’aura pas eu, à notre avis, que des inconvénients. Il se peut que le producteur ait cru y trouver son compte mais Grimault et Prévert y ont gagné la possibilité de se défendre mieux que sur le principe du droit d’auteur. Car enfin les principes sont les principes et ce n’est assurément pas ici que nous contesterons le droit du réalisateur sur son œuvre mais si Monsieur Lou Bunin était venu protester parce que la production avait coupé un plan dans Alice au Pays des Merveilles et que nous eussions mobilisé le ban et l’arrière-ban de notre indignation en sa faveur sans voir le film, nous aurions eu bonne mine. Certes, Paul Grimault n’est pas Lou Bunin : on peut lui faire un peu plus de crédit mais enfin toute son œuvre n’est pas d’un bonheur égal, La Bergère et le Ramoneur aurait pu être une entreprise honorablement ratée. Jusqu’à ce qu’il soit permis de juger sur pièce, les protestations des auteurs auraient pu passer pour un plaidoyer pro domo.
Nous savons maintenant qu’il n’en est rien et que La Bergère et le Ramoneur mérite d’être défendu sans réserve. Peut-être l’œuvre n’a-t-elle pas l’égal bonheur, la parfaite unité poétique du Petit Soldat. Le problème du scénario de long métrage en dessin animé reste encore après elle partiellement posé, mais il restait plus encore après Walt Disney et les auteurs se sont volontairement privés ici de certaines facilités dramatiques.
La continuité du récit procède moins des articulations de l’intrigue que de subtils enchaînements poétiques où se retrouvent transposés par l’image les thèmes et la manière de Prévert. Il est troublant de constater par exemple la permanence d’un thème qu’on aurait pu croire inséparable du réalisme cinématographique, celui de la banlieue et qui révèle ici sa véritable valeur métaphorique. A l’univers du Roi méchant, à son palais truqué, à la ville de marbre somptueuse et vide comme un tableau de Chirico s’opposent les quartiers souterrains où le soleil ne pénètre jamais mais où chante l’aveugle qui croit à la lumière. On pense à l’Aubervilliers du Jour se lève, au Murano des Amants de Vérone et l’on comprend mieux quels symboles de la condition humaine Prévert poursuivait dans les cercles de l’enfer suburbain. Si l’on doutait encore que le « réalisme noir », dont Prévert fut à travers Carné le principal promoteur, ait été essentiellement une aventure poétique, on en aurait ici confirmation .
Quant à la manière de conduire l’histoire, elle est celle-là même des poèmes de Prévert, un peu plus logique sans doute car l’image même dessinée pèse d’une réalité plus lourde que le mot mais, mutatis mutandis, les évènements s’engendrent l’un l’autre, non point tant d’après leur vraisemblance objective que selon de secrètes affinités formelles, de même que dans la poésie de Prévert les mots appellent les mots sans que leurs jeux poétiques puissent être réduits au seul calembour ; cette fiente de l’esprit qui vole, tombe ici sur la tête d’un roi, elle est d’abord la force d’un oiseau.
On croit un moment pouvoir faire sur La Bergère et le Ramoneur les réserves qu’il est séant de formuler aujourd’hui sur la poésie de Prévert. On se dit que l’œuvre est un peu plus littéraire, qu’il y a une disproportion sinon une discordance choquante entre l’énorme labeur du dessin animé, les capitaux qu’il engage, l’immensité du public qu’il vise, et l’humeur anarchiste de Prévert, son humour grinçant et mineur, que la même inspiration agréable ou tolérable dans les dimensions d’un épigramme ou d’une chanson, tourne à l’escroquerie quand elle prétend à remplir l’espace physique et spirituel d’un dessin animé de long métrage. Peut-être ne songerai-je à cette opinion quand nous serons au dixième 2.000 mètres [long métrage, ndr] de Prévert et Grimault et qu’il faudra réagir là contre. Pour le moment je vois au contraire ce que le dessin animé y gagne et Prévert accessoirement. La minceur dramatique du scénario m’a fait croire d’abord qu’il n’était qu’une jolie idée démesurément distendue. Bien au contraire la matière neuve du dessin animé nourrit une poésie qui sans elle resterait mineure. Je veux dire que si La Bergère et le Ramoneur n’avait pu être réalisé et que Prévert eût publié le scénario dans son prochain recueil nous n’aurions qu’une piécette « bien prévertienne » de plus : une jolie bulle de savon là où la lente sédimentation de l’image laisse une perle autour des mots prétextes. Ainsi la comptine des sept merveilles du monde ânonnée par les oisillons :
Question : Quelles sont les 7 merveilles du monde ? »
Réponse : « Les 7 merveilles du monde sont
La Terre est ronde, La Mer est profonde… »’
Là se plaçait le ballet comique que Grimault se plaint qu’on ait supprimé. Je crois qu’il ne suffit pas d’invoquer le talent de Prévert pour expliquer la réussite de ce court poème de la banalité (plus loin un gondolier se contente de chanter « amour, toujours, amour, toujours, toujours , amour »), il fallait encore qu’il y réponde l’écho de l’image. »
« Film incomplet, mais Grimault intégral »
Cahiers du cinéma n° 25, juillet 1953 (copie de l’article originel sur archive.org), pages 49 à 52
Long article nuancé et terriblement pertinent d’André Martin, éminent critique français de cinéma d’animation
« Le pharamineux projet de La Bergère et le Ramoneur a laissé aux impatients le temps d’aiguiser leur curiosité. Lors des dernières années d’attente, qui furent les plus alarmantes, on ne parlait des disputes, procès, séparations de corps et biens que pour tuer le temps. Maintenant tout est changé. Les aigres avertissements du générique terminés, c’est La Bergère … que l’on voit et comme dirait Prévert, l’affaire est dans le sac. D’autres prolongeront la querelle en discutant sur la propriété artistique et le libre arbitre. Les plus risibles iront même jusqu’à « imaginer ce que le film aurait pu être si… ». Pour ma part, je me contenterai de considérer La Bergère et le Ramoneur comme un film que j’ai vu, et qui me semble considérable.
Dans ce long métrage dessiné, malgré le tangage, les mutilations et pas mal de brumes involontaires, se trouve tout Grimault, le vrai, celui qui a six têtes et vingt bras, et autour de lui une tribu aux coudes serrés comme une famille de Goupi (1). On peut faire semblant de les énumérer, Grimault- Prévert ne forment pas une association mais donnent un alliage où l’on ne peut pas distinguer les deux sources. Dix ans de films publicitaires, de risette à contre-cœur à des clientèles exigeantes, les ont retranchés dans un goût identique pour la bonne vie, les gens rigolos et la révolte humoristique. Dans La Bergère, Prévert ressasse ses aphorismes et sa philosophie prend aux résumés aide-mémoire du Baccalauréat leur sécheresse. Prouvant ainsi qu’il est difficile de planter ses choux à Vence et de suivre la croissance d’une aussi délicate bergère que celle de Grimault,
Ensuite il y a [Joseph] Kosma, qui, pour ce chef-d’œuvre conscient, a écrit une musique médiocre, absente, qui n’accroche pas plus l’attention que l’animation. La sonorisation (en particulier celle du robot) est souvent plus organisée, et par là plus musicale que la partition. Mais Renoir a bien supporté Kosma. II fait partie de la famille. Puis vient Sarrut, le deuxième Gémeau de la légende ; celui qui fait communiquer les chiffres ineffables de la poésie dessinée avec ceux des coffres-forts. Et encore Lacam, Savitry, Allignet, Juillet …(2), une belle équipe inégale, subtile, orageuse ; où chacun est aussi timide, aussi susceptible, aussi sûr de soi que son voisin. Où tous sont aussi limités, talentueux et irremplaçables.
En Angleterre, John Halas peut pour un de ses Poet and Painter Series 2 (3) travailler avec des artistes de l’importance de John Minton ou de Henry Moore sans qu’il ne se passe rien que de profitable. En Tchécoslovaquie, Jiri Trnka peut confier l’animation du héros de son Prince Bajaja à un jeune réalisateur prometteur Bratislav Pojar ; tout naturellement les talents s’augmentent, les forces se concentrent, battant des records de perfection. En France, les attirances sont plus subtiles, magnétiques, risquées, inexplicables.
Aussi vaut-il mieux prendre les équipes telles qu’elles sont, sans croire qu’il est possible de choisir et de séparer quelque chose de ces délicieux capharnaüms et accepter les échafaudages fragiles, menaçants, mais uniques de leur création.
La Bergère et le Ramoneur ne correspond pas seulement à Grimault, mais aussi à son œuvre, ainsi qu’a toutes les expériences, travaux et acquisitions de l’équipe des Gémeaux depuis 1936. Dans Les Passagers de la Grande Ourse, le chantier désert et inhumain annonçait le château impossible, l’ascenseur délirant de La Bergère … ; le robot, valet de chambre, n’était que le modèle ménager du monstrueux engin du roi, et l’aéronef futuriste préfigurait le moyen de locomotion de la police des airs ; cette même police à moustache que Le Voleur de Paratonnerre définissait en même temps que les étonnants pouvoirs que Grimault sait donner à la perspective et aux horizons des toits. Le luxe délicat des appartements secrets du roi, le vide décoratif des couloirs du château étaient dans La Flûte Magique. Cette fidélité à quelques thèmes n’est pas une preuve de complaisance, mais la réponse profonde à une nécessité qui oblige Grimault à enchaîner ses réalisations avec une prudence d’explorateur qui ne se risque pas inutilement.
Les dessins animés de Trnka, chaque film d’animation de Mac Laren [sic] sont des incursions hardies et voyantes, au cours desquelles ces robustes novateurs arpentent le jamais vu avec une ingéniosité polytechnicienne, mais en évitant adroitement la fatigue et le risque. Moins rapide, le génie de Paul Grimault se meut avec la mobilité précautionneuse d’un propriétaire terrien qui n’a jamais fini d’inventorier les gigantesques ressources d’un petit jardin, limité seulement en apparence. Il est le titulaire à vie de la liberté poétique dessinée, de l’asymétrie vivante, de l’andante. Au milieu de ses rythmes et de ses thèmes indispensables, Grimault, stupéfiant inventeur de formes et de mouvements, reproduit une fois de plus son miracle paradoxal : ce troubadour solide et massif comme un horse-guard s’exprime avec une poésie minutieuse et transparente de chat qui danse sur du cristal. Chaque décor : architecture calembour du château — luxuriance Folie-Versaillaise des grandes salles — fuites des tours, toits et cheminées dans une brume matinale, retiennent l’attention par leur précieuse perfection. Parfois la couleur entre dans le mouvement, et une trappe meurtrière en s’ouvrant découvre un rouge en fusion qui éclate dans l’obscurité propice d’une chambre secrète.
Car, au-dessus des formes, règne le mouvement. Avec une agilité unique, Grimault met en joue la perspective, accélérant les effets de l’éloignement, donnant au vide et à la distance, aux chutes et apparitions une vertigineuse éloquence qui n’appartient qu’à lui. Partout où Grimault a pu s’en assurer, son rythme délié et contracté, son animation minutieuse distribue des accélérations et des ralentis imprévus, qui demeurent devant notre émotion comme les secrets motivés et insaisissables des personnages dessinés, comme leur poids poétique. L’embarras du peintre du Roi arrivant au moment où il va lui falloir peindre les yeux louchant du monarque — la scène de la chasse — la danse du chef de la police évitant les trappes en damiers — le brusque et inoubliable départ du Roi fâché sur son trône-scooter, en sont de parfaits exemples. Certains gestes de l’Oiseau-Père, une prodigieuse sortie de fauves et surtout le Roi tout entier, sont des réussites sans équivalent dans l’art de l’animation.
En donnant sa voix au Roi, Fernand Le doux a encore accru la force du personnage. Grimault est le premier dessinaméiste (4) qui ait permis à des héros de dessins animés de parler autrement qu’en américain nasillé, sans qu’ils perdent cette truculence qui a fait le succès d’un Donald. Dans L’Épouvantail, le héros principal avait tout une tirade : « Des Oiseaux, Mais les oiseaux quand ils me voient, ils se sauvent ». Cependant, le personnage de l’Oiseau bavard perd beaucoup de son agrément, par la faute de Pierre Brasseur qui a le tort d’aller au bout de sa voix et de côtoyer constamment la limite au delà de laquelle il ne peut plus rien faire.
Certes, le film a eu des malheurs. Il comporte des trous dans lesquels disparaissent des personnages et des scènes entières. Certains plans finissent en queue de poisson, et d’optimistes cartons fixes remplacent les scènes finales. Mais il est impossible de croire que le « Gémeau » Sarrut n’a terminé le film dans des conditions aussi excessives que pour faire quelques économies, et qu’il s’en est vraiment « donné à cœur- joie » comme l’affirmait un critique particulièrement imaginatif.
Le Dessin Animé est une formidable entreprise. Pas un mouvement, couleur on notation qui ne parte d’une feuille vide, où le créateur doit fixer progressivement son idée. C’est justement parce qu’il est création totale que le dessin animé est de tous les modes d’utilisation de la pellicule sensible et de la caméra, celui capable de la plus grande plénitude, des plus hautes acceptions. Mais il est aussi pour cela la plus exigeante, la plus épuisante forme de cinéma. Les moindres défaillances sont impitoyablement soulignées, car les pirouettes du style, du beau langage et de la culture générale ne peuvent rien contre l’infernale multiplication des efforts et des décisions créatrices. Le Dessin Animé de long métrage, en portant ces difficultés à l’infini, devient une épreuve redoutable. Walt Disney s’est préservé de ces dangers par une organisation militaire, centralisée, fonctionnelle, prévoyant des renforts et des troupes fraîches. En France, Jean Image, incapable de réunir un semblable arsenal, s’est contenté d’accumuler, avec une sereine naïveté et une opiniâtreté digne d’éloge, le bâclé et le premier jet.
L’entreprise colossale des « Gémeaux » a mal fini. Collaborateurs et financiers se sont épuisés à la tâche. Mais nous ne pouvons mesurer exactement l’imprudence de Grimault. Un Grimault finissant La Bergère plus simple, plus rapide, plus économique, ce serait un autre créateur sans rapport avec l’original ; de même que La Bergère terminée, pomponnée, n’aurait peut-être pas été exactement cette perfection non saisie qui fait rêver les critiques insatiables.
Après la réalisation de ce film, tel qu’il est présenté, Grimault demeure celui qui a le plus et le mieux risqué sur les possibles du Dessin Animé. Le film a coûté cinq cents millions, mais pour ce prix Grimault a entrepris et mené un film qui, dans son état actuel, représente autre chose qu’un long métrage de Walt Disney. On s’aperçoit maintenant que, Pinocchio mis à part, et Blanche-Neige mise en tète, les longs métrages de Walt Disney étaient en trompe-l’œil. Le Dessin Animé vit en ce moment son époque tchèque ; les films publicitaires, et même les réalisateurs russes viennent aux joies pures du style graphique et de l’expressionnisme. Les Tchèques (Trnka mis à part) auront demain la place enviable que Walt Disney va perdre. Malgré son importance, Grimault ne doit pas penser à cette succession. Sa sérénité classique, son dynamisme discret le désignent pour une place unique, indispensable, prophétique et exemplaire en pure perte, semblable à celle de Pat Sullivan, l’inventeur de Félix le Chat et de Max Fleischer, père de Koko le Clown, contemporains de Disney, que Mickey Mouse a grossièrement dissimulé.
Avec La Bergère et le Ramoneur, Paul Grimault et son équipe ont réussi le PREMIER LONG MÉTRAGE DE DESSIN ANIME qui ne soit pas conditionné comme un produit de manufacture, ou même d’atelier, et laissé pressentir ce que serait l’impossible épanouissement d’un art, dont l’approche malheureusement ne peut qu’être accidentelle et catastrophique. »
Le long métrage est exploité avec Crin Blanc d’Albert Lamorisse.
Ici, la foule – majoritairement adulte ! – se presse à l’entrée du cinéma Normandie ;) à Paris.
« De Venise, notre envoyé spécial, Steve Passeur, téléphone : Daniele Delorme – hors festival – et La Bergère et le ramoneur – sous séquestre – ont, hier soir, fait sensation. »
L’Aurore, 9 septembre 1952
« Je me sens un peu inquiet en tant que contribuable bien que les couleurs de cette œuvre soient ravissantes et qu’elle offre plusieurs scènes nettement progressistes au cours desquelles on voit les malheureux prolétaires parqués dans la ville basse de l’histoire se plaindre de n’avoir jamais vu d’oiseaux.
Puis, j’ai vraiment été agacé par la « pauvreté de la mise en scène » et le manque de mouvement absolu de cette féerie. J’ai compris que Maurice Maeterlinck aurait pu signer, au moment où la bergère et le ramoneur, échappés de leurs tableaux respectifs, parce qu’ils s’aiment, appellent l’oiseau protecteur à leur secours.
Je me hâte d’ajouter pour obéir à ma bonne foi que je ne me suis pas ennuyé une minute à cette féerie et qu’elle a été très applaudie.
Et puis, n’est-il pas malhonnête de rendre compte de La Bergère et le ramoneur puisque les auteurs jugent que leur œuvre n’est pas encore terminée ? »
Dessin de mise en scène, au fusain, de Paul Grimault pour La Bergère et le ramoneur
« Émotion à Venise où le commissaire a failli procéder à l’arrestation de la Bergère et du Ramoneur »
André Bazin – Le Parisien, 9 septembre 1952
« Nous avons donc pu connaître Dieu merci, les amours de la Bergère et le ramoneur. Nous ne pouvons juger, dans l’ignorance du scénario initial, de la relative trahison dont se plaint Grimault, mais quoi qu’il en soit, nous sommes en présence d’une œuvre capitale originale et qui honore grandement le cinéma français. Conçu dans un style très différents des dessins animés américains, et d’une qualité plastique incontestablement très supérieure, la Bergère et le ramoneur est assurément le premier dessin animé de long métrage réalisé dans le monde en dehors de l’Amérique et qui soit de classe internationale. »
Dessin de mise en scène, au fusain, de Paul Grimault pour La Bergère et le ramoneur
« Avant les derniers favoris, le festival de Venise se consacre aux films « hors course » et applaudit La Bergère et le ramoneur«
Jean Néry – Le franc tireur, 10 septembre 1952
« Heureusement pour la sélection française, sa présentation fut autorisée à la dernière minute. C’est une œuvre considérable, inégale sans doute mais tranchant nettement des dessins animés. Non seulement le sujet sort de la banalité coutumière, mais le dessin, l’animation, la couleur, les dialogues sont d’une constante originalité. »
Aquarelle d’inspiration, possiblement dessinée par Henri Lacam, chef-animateur sur La Bergère et le ramoneur.
Elle figure dans ses archives personnelles.
« La sélection française est la meilleure du festival »
Simone Dubreuilh – Libération, 11 septembre 1952
« A la limite du papier bleu et de la saisie, sa présentation a été un grand succès. Un grand succès mais pas le succès complet que ç’aurait été si le film avait été terminé par ses auteurs. A une première partie éblouissante s’accroche en effet un final maladroit et sans humour qui déçoit. A des personnages dignes du poète exquis pour petites et grandes personnes qui a nom Hans Christian Andersen et dont un conte inspira cette histoire s’adjoignent par à-coups des personnages « vulgaires » ou qui soudain se « vulgarisent ».
Tout en applaudissant à une délicieuse réussite – la poursuite des amants évadés des appartements secrets du roi atteint de strabisme – on ne peut s’empêcher de regretter que tout, de l’inspiration à la technique, subissent de ces défaillances passagères qui détruisent l’unité de l’œuvre, nuisent à son rayonnement, empêchent un film – qui portait en lui les promesses d’un chef-d’œuvre – de n’être qu’une œuvre exquise, imparfaite, trop longue et semée de complaisances. Le final, pour en revenir à lui, le final dans le style de H.G. Wells, Fritz Lang, est ainsi d’une lourdeur que j’ai presque envie d’écrire d’une pesanteur insupportable. De même la cérémonie du mariage manque de ce je ne sais quoi qui fait de la scène entre le roi, son portrait, la statue, le policier, la bergère et le ramoneur, dans les appartements secrets, une joie complète des yeux, du cœur et de l’esprit. Couleurs passables. Excellente musique de Kosma, dont la chanson L’Amour est un cerisier est exquise. En tous cas, une œuvre qui mérite une récompense. Une œuvre parfaitement digne de figurer dans un festival. Une œuvre supérieure aux derniers Walt Disney de long métrage, si laids, si lourds, si communs. Une œuvre qu’il est honteux de ne pas avoir laisser achever par ses auteurs, Paul Grimault et Jacques Prévert. »
Dessin d’inspiration à l’encre de Chine, attribué à Paul Grimault
« A Venise on a projeté le premier long métrage français de dessins animés »
Jacques Monnet – Tribune de Genève, 12 septembre 1952
« Ils ne s’agissait pas, pour les auteurs français, de faire pièce aux réalisateurs de Hollywood, qui disposent d’une technique raffinée et d’équipements dès longtemps éprouvés ; mais de créer un style nouveau, n’empruntant guère au mouvement précipité, voire affolant des bandes américaines. Aussi bien Grimault et Sarrut (si l’on peut accoler deux noms que le procès en cours tend, paraît-il, à dissocier) ont-ils cherché à recréer le comportement humain, allégé par une fantaisie poétique qui permet toutes les évasions. Les décors, d’autre part, sont l’objet de soins auxquels on n’est guère accoutumé, dans le fini du détail particulièrement. L’histoire enfin, très conforme à l’univers de Prévert n’est pas de celles qui ressortissent, si l’on ose dire, à un infantilisme bon enfant, mais tend à exprimer sous des décors de conte bleu la révolte de l’homme sensible contre l’État policier. Un roi aimait une bergère qui, de son côté, aimait un « petit ramoneur de rien du tout ». Il faudra, pour que l’ordre des choses soit respecté, que l’ordre inhumain créé par le méchant roi soit renversé et culbuté : avec l’aide d’un oiseau bavard et malin, avec l’aide aussi nolens volens, du robot dont le roi se servait pour l’accomplissement de ses funestes desseins.
Tout cela, d’ailleurs, est fort agréablement dit et l’humour ne manque pas d’alléger en cours de route ce qui pourrait être thèse et démonstration. Les ressources du dessin animé, les coq-à-l’âne qu’il autorise, la drôlerie qu’il fait naître sous les pas de ses personnages, l’extravagance qui est son climat, permettent aux auteurs de nous dire un conte, le plus souvent comique, avec les arrière-plans sévères que l’on a dits plus haut. Le royaume de Takicardie, avec ses gratte-ciels affolants, ses réminiscences vénitiennes, ses souterrains du style Couronne de fer (5), sa fosse aux lions attendris, les cocasseries du texte et son invention renouvelée, font de la Bergère et le ramoneur, soixante-cinq minutes durant, un divertissement de belle qualité. Mieux : le soin apporté à la réalisation, l’utilisation impeccable d’un technicolor nuancé, lui confère une beauté rarement atteinte. Des trouvailles charmantes : le langage lion » qu’entend et parle l’oiseau est traduit par des sous-titres. Le roi, dont le royaume est fortement mécanisé, dispose d’un attirail de trappes, d’ascenseurs, d’hélicoptères et d’engins indéfinis qui font le bonheur du spectateur en qui sommeille toujours le vieux goût de la prestidigitation. Les acteurs, enfin, qui ont prêté leur voix aux personnages dessinés, se tirent excellemment d’affaire, à cette exception près, que Pierre Brasseur (l’Oiseau), par excès de virtuosité, n’est pas toujours intelligible.
Une belle réussite technique, un film souvent ravissant ou drôle, qui ne ressemble à rien dans un genre pourtant rebattu. Quant à dire le sort que ses préoccupations profondes lui réserveront, on renonce à se prononcer, sinon pour signaler que la générosité même de ses intentions ne suscitera pas l’adhésion seulement. »
Celluloïd peint qui atteste des couleurs originelles de La Bergère et le ramoneur.
Partie d’un don du British Film Institute à la Cinémathèque française (cf. cet article qui le relatait en 2013)
Féeries sur l’écran de Venise
Yves Florentine – Le Monde, 13 septembre 1952
« A mes yeux, Walt Disney est du premier coup égalé. Égalé mais nullement imité : inspiration, rythme, style (le dessin comme l’animation), tout est neuf. D’abord Walt Disney a brodé sur de vieux contes et sur d’anciennes musiques ; il aura appartenu à des Français de mettre en jeu le fantastique moderne : celui des mécaniques et des robots, mais baigné, plongé dans l’éternelle féerie des constructions de nuages ; celles-ci sont traitées avec une invention cocasse et profonde qui fait alterner de plaisantes évocations vénitiennes et des vestiges piranésiens. Et c’est un rebondissement incessant de trouvailles, un jaillissement de poésie et d’humour. […]
On voit comment la poésie désenchantée de Prévert, alliée à celle de Paul Grimault (je n’oublie pas – inséparable d’ailleurs – la musique de Kosma), a pu nourrir ce thème de résonances d’intentions. d’une philosophie enfin que les enfants n’ont pas à saisir, que pourtant ils peuvent sentir confusément. Et pour nous, elle se lit en filigrane, elle projette sur les images fulgurantes ou suaves, une émouvante ombre portée [;)]. Ainsi, les amoureux dans leur fuite gagnent la « ville basse » ; là des misérables écoutent un musicien aveugle qui chante le ciel et les oiseaux, que personne ici n’a jamais vus ; il continue de chanter alors même que le robot géant du roi répand la destruction et la mort ; jeté aux bêtes, il moud encore sa chanson, charme les tigres, sauve ainsi le ramoneur et permet à l’oiseau, d’entraîner, par une éloquence de meeting, les fauves jusqu’au palais du roi où ces invités imprévus interrompent net le mariage. Le robot aveugle écrase la ville et s’écroule enfin sur les ruines. Tandis que « les enfants qui s’aiment », les oiseaux, les pauvres diables et le porteur de boîte à musique, survivent dans un monde d’eau et de verdure, de maisons de soie et d’arbres en fleurs.
Au moment pathétique où il semblait que le piège était à jamais refermé sur la bergère et le ramoneur, un enfant dans la salle s’est mis à pleure, mais à pleurer avec la vigueur d’une protestation et d’une révolte. Après ce cri du spectateur pur, il n’y a plus rien à dire. »
Dessin à l’encre ou trace sur celluloïd non-peint de La Bergère et le ramoneur
Après le festival de Venise – Remarques sur la bergère et le ramoneur
Jean-Jacques Gautier – Le Figaro, 15 septembre 1952
« Le dessin animé de Paul Grimault, Jacques Prévert et André Sarrut a produit ici comme je vous le disais une excellente impression. Il est joli, poétique, ingénieux. Les images et le ton en sont variés. Je ne lui reprocherais que sa longueur et son humour noir ; son côté dramatique et la sévérité assez affreuse de certains de ses épisodes. Je ne crois pas que le dessin animé soit fait pour inspirer la peur ou l’horreur. Je ne suis pas encore persuadé qu’un dessin animé soit destiné à nous faire penser. [;)] J’ai l’esprit bas, un goût facile et indécrottablement superficiel mais Popeye, Mickey Mouse et Donald le canard me font plus de bien aux nerfs que la vision (toute ravissante de couleur qu’elle soit) du robot inventé par Messieurs Grimault et Prévert pour détruire une cité de fond en comble. La misère des petites gens de la ville basse, si elle me semble susceptible de faire l’objet d’un autre genre de film, ne me paraît pas offrir matière à dessin animé. Le pot d’épinards absorbé par Popeye le marin et le coup de clairon qui accompagne aussitôt le gonflement de ses biceps sont d’un effet plus vulgaire sans doute, mais ils me détendent comme ils délassent tous ceux qui les voient. Et même les pauvres gens de la ville basse du film de M. Grimault, rien ne dit qu’ils ne préféreraient pas aventures de Mickey à ces visions d’Apocalypse.
J’aurais aimé plus d’innocence et moins d’intentions. En deux mots comme en cent, les variations socialo-intellectuelles de La Bergère et le ramoneur paraissent manquer de véritable fraîcheur d’âme. Et pour moi cette considération porte tort à l’ouvrage de MM. Grimault et Jacques Prévert, sans rien lui ôter de son esprit et de sa virtuosité technique. »
L’une des rares photographies existantes d’André Sarrut et Paul Grimault, pendant la production de La Bergère et le ramoneur
Notes
* Merci à Alejendro Samandjian pour m’avoir rappelé l’existence des textes d’André Bazin et d’André Martin dans les Cahiers du cinéma !
** Le texte de cet encart : « Les personnages et les décors ont été conçus et exécutés par Paul Grimault, mais il leur a été apporté des modifications qu’il désapprouve. La réalisation du film est de Paul Grimault, mais a subi en dernier lieu des coupures, modifications, et additions sans son accord. Ce film a été fait d’après un scénario et des dialogues de Jacques Prévert et Paul Grimault mais a reçu des modifications qu’ils désapprouvent. »
(1) Allusion probable au film de Jean Becker, Goupi-Mains rouges (1943)
(2) Henri Lacam, Gabriel Allignet, Georges Juillet étaient animateurs sur le film. Le peintre-photographe Emile Savitry (collaborateur fréquent de Carné et Prévert) n’est pas au générique du film.
(3) Poet and Painter, série d’animation réalisée par Joy Batchelor et John Halas en 1951. Elle compte quatre programmes. Le deuxième comprend les films Winter Garden, Sailor’s Consolation et Check to Song.
(4) Peut-être qu’André Martin à forger ce terme avec « dessinateur » et « animateur ». J’ai un doute.
(5) Long métrage italien d’Alessandro Blasetti (1941)
Etudes préliminaires pour le personnage de l’aveugle dans La Bergère et le ramoneur
Dessinateur non identifié
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.