de Christian Chelebourg
Éditions Les Impressions Nouvelles – 2018
320 pages
ISBN : 978-2-87449-636-3
Gageons qu’il est aisé de s’acharner sur l’empire disneyen tant celui-ci incarne les pires travers de la mondialisation (ultra-capitalisme tentaculaire, formatage universel des consciences, manichéisme consensuel, amnésie environnementale générationnelle organisée, etc.) et tant il représente toujours un peu plus la caricature de la bienpensance et du consentement moutonnier.
Le colosse en a vu d’autres. Ses pieds sont d’acier trempé et toute critique même argumentée, toute atteinte à son image, égratigne à peine sa super-puissance. Au contraire, elle la nourrit.
Tel un Atlas supportant le globe planétaire, The Walt Disney Company n’est plus seulement une multinationale du divertissement de masse destiné aux enfants. Depuis deux bonnes décennies, la firme n’a eu de cesse d’absorber ou de pénétrer la plupart des pourvoyeurs d’archétypes culturels internationalement populaires (Pixar, LucasFilms/ILM, la chaîne étasunienne ABC, les franchises Star Wars, Marvel, le Studio Ghibli, pour les plus célèbres) au point de constituer en 2019 une véritable galaxie – le Disneyverse (Disney’s universe) – qui façonnent notre paysage audio-visuel quotidien chaque année un peu plus à son image.
A moins, comme le défend l’auteur de ce remarquable ouvrage, que l’hydre disneyenne ne se contente de s’adapter, par mimétisme vital, aux évolutions sociétales progressistes, des territoires occidentaux en particulier, pour garantir la stabilité économique de son modèle de développement amibien.
Quoi qu’il en soit, et en dépit de l’omniprésence du Disneyverse dans nos foyers depuis bientôt cent ans (on a fêté les 90 ans de Steamboat Willie voici quelques semaines), il reste incompréhensible qu’aucune analyse documentée et un tant soit peu vulgarisatrice, consacrée aux innombrables questions que soulèvent l’impérialisme disneyen, n’ait jamais été – à ma connaissance – publiée et/ou traduite en français, pour susciter et alimenter les débats chez ses adeptes, voire pour rabattre le caquet de ses détracteurs.
Ce manquement est désormais en partie comblé.
Extrait (p.163-164 : « Happy ending et postmodernité »)
« On ne peut pas bien comprendre le rapport du Disneyverse à la pensée postmoderne sans opérer une distinction entre les manifestations artistiques de celle-ci et sa dimension philosophique et morale.
L’esthétique disneyenne repose, dès l’origine, sur une prise de distance avec la réalité, qui trouve dans l’animation et son hypotypose [capacité à rendre vivant, ndr] de l’irréel un média approprié. Dès les années 30, Walt Disney en personne édicte à l’intention de ses équipes quelques règles visant à prohiber dans les cartoons toute image suggérant la violence ou la douleur : un corps ne doit jamais être transpercé, tout juste peut-on piquer les fesses d’un protagoniste, comme le fait Mickey à Goofy en armure dans Ye Olden Days (1933) ; les balles des revolvers doivent rebondir sur leur cible, comme sur Peg Leg Pete dans Two Guns Mickey (1934) ; aucun animal ne doit être dévoré vivant par un autre à l’exception des vers de terre par les oiseaux, et encore est-ce à la condition qu’on ne leur ait pas donné un visage auparavant. Toute situation qui pourrait être pénible doit être compensée par l’humour.
On a beaucoup reproché aux studios leur édulcoration du monde. Elle découle d’une volonté de ne blesser en rien la sensibilité des jeunes spectateurs. Cela suppose, à l’évidence, de prendre bien des libertés avec la réalité. Au reste, celle-ci importe peu. Le 31 octobre 1956, dans une émission du Disneyland TV Show, Walt lui-même expliquait que ses dessins animés reposent sur le principe du « plausible impossible », qui implique un écart avec la référentialité : « Le plausible impossible consiste à prendre quelque chose qui est contraire aux lois de la nature, quelque chose d’impossible, et à le faire apparaître rationnel et acceptable, en un mot plausible*. » En d’autres terme, il s’agit d’élaborer une vraisemblance alternative à la réalité. »
* « The plausible impossible means taking something that is against the laws of the nature, something impossible, and making it appears rational and acceptable, in short, plausible. »
Une citation plus générale (p.276 : « Vers l’avenir et au-delà ») à laquelle j’adhère pleinement
« L’interprétation des produits de la pop-culture est aujourd’hui un enjeu éthique et politique majeur, qui impose d’autant plus de s’y intéresser et d’y former la jeunesse, si l’on ne veut pas laisser le champ libre au contresens et à la manipulation. »
L’auteur
Christian Chelebourg est professeur de littérature à l’Université de Lorraine, où il dirige le laboratoire LIS (Littératures, Imaginaire, Sociétés).
Spécialiste de l’imaginaire, il s’est intéressé aux romanciers populaires du XIXe siècle (Jules Verne, Victor Hugo, Alphonse Daudet, Prosper Mérimée, Théophile Gautier) avant de se consacrer aux productions contemporaines grand public, dans une perspective d’études culturelles.
Il est principalement l’auteur de « Jules Verne, l’œil et le ventre » (Minard, 1999), « L’Imaginaire littéraire » (Armand Colin, coll. « Fac », 2000), « Le Surnaturel. Poétique et écriture » (Armand Colin, coll. « U », 2006), « La Littérature de jeunesse » (Armand Colin, coll. « 128 », 2007) en collaboration avec Francis Marcoin, et « Les Fictions de jeunesse » (PUF, 2013).
Par ailleurs, il est le fondateur et directeur des séries Écritures XIX et Écritures Jeunesse aux éditions des Lettres Modernes-Minard.
Mot de l’auteur (extraits)
« Le point de vue adopté relève de ce que j’appellerais des Corporate Studies : une étude culturelle globale de l’entreprise, reliant ses produits marchands à sa stratégie économique. Dès lors, le premier constat qui s’impose est une inversion des rapports de domination habituellement repérés par les Cultural Studies. Un monstre industriel de la taille de Disney s’avère plus dépendant des consommateurs qu’on ne le pense. L’exigence de rentabilité lui impose, à l’échelle mondiale, de remporter l’adhésion d’un vaste public et de minimiser les risques de polémiques médiatiques. En somme, le phénomène illustre la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave.
Dans ce contexte, la caractéristique de Disney est d’encourager les mouvements qui lui paraissent les plus progressistes, parce qu’ils favorisent la tolérance. Le Disneyverse pense la société selon un modèle familial rénové, qui substitue les liens du cœur à ceux du sang. »
[…]
« Le Disneyverse n’offre certes pas un reflet fidèle de notre époque, mais son succès international est révélateur d’aspirations qui travaillent en profondeur l’opinion publique. Il dessine les contours de consensus possibles ; c’est pourquoi il est utile de bien comprendre l’optimisme qu’il diffuse. »
Sommaire
Le Disneyverse, années 2000
Structures de la famille
Des neveux et des oncles
Une histoire de famille
Hériter ou exister
Au nom du père
Fiction et mensonge
L’envers de la maternité
La condition maternelle
Nouvelles familles
Vivre ensemble
Vivre ensemble ou mourir seuls
Le libéralisme humaniste
Changer le monde
Political correctness
L’esprit sportif
Le pluriel et le singulier
Normativité
Inclusivité
Diversité
Interculturalité
Créolisation
Noël et Halloween
Jingle Bells
Let it Snow!
Deck the Halls
We Wish You a Merry Christmas
Kidnap the Sandy Claws
We Wish You a Scary Christmas
This Halloween
Halloween Spirits
Happy Ending et postmodernité
Il était une fois
L’éternel présent
Le sens de l’histoire
Aller de l’avant
Destin est libre arbitre
Fiction et réalité
Le réel et le virtuel
Le monde d’après
Hall of Presidents
Grandeur et manipulation
Une époque dangereuse
Super-héroïsme et citoyenneté
Un monde nouveau
De nouveaux héros
Justice et vérité
Princesse et Girl Power
Retisser les liens
L’éternel féminin
La musique adoucit les mœurs
La guerre des sexes
Bibbidi-bobbidi-boop
Disney girls
Une écologie de l’espoir
Déchets et immondices
Le désert ou la vie
La loi et l’ordre
Le paradis et la merveille
L’écologiste et le philosophe
Le sauveur et le prophète
Vers l’avenir et au-delà
Notes
Bibliographie
Index du Disneyverse
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