Il ne faudra pas venir pleurer !

 

 

En publiant, à la fin du mois d’août dernier, son « guide du remplacement de courte durée » (RCD), le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, aveuglé semble-t-il par l’impétuosité de sa nouvelle tête de gondole, a tiré à grosses rafales de kalachnikov dans les deux pieds fragiles de l’écosystème français de l’éducation à l’image et aux médias.
Bien que toujours assez peu connu du grand public, cet ensemble de dispositifs* visant les élèves et leurs enseignants de la Maternelle à l’Université, contribue, depuis trois décennies au moins, non seulement à la formation de l’esprit critique des futurs citoyens-électeurs mais il soutient aussi très fortement l’économie du cinéma, pierre angulaire des Industries Créatives Culturelles (ICC).
En effet, une partie non négligeable des films, inscrits dans les différents dispositifs d’éducation à l’image, qui échouent chaque année, en dépit de leurs qualités artistiques indéniables, à générer suffisamment de recettes dans le cadre de leur première exploitation en salle, peuvent ainsi atteindre un relatif, voire total, amortissement lors de leur « seconde vie cinématographique » (avant diffusions tv et vidéo) devant les centaines de milliers d’élèves-spectateurs des dispositifs pédagogiques renouvelés annuellement. Ce constat concerne particulièrement les longs métrages d’animation d’auteurs européens.

Première rafale : la date de publication du guide RCD, et la prise d’effet des nouvelles règles qu’il impose, dès la rentrée 2023 ont été précipitées au mépris des coordinations territoriales des dispositifs d’éducation à l’image et aux médias. Lesquelles, pour chaque nouvelle année scolaire, sélectionnent des films en amont, organisent leur diffusion avec les distributeurs et les salles de cinéma partenaires, choisissent les intervenants-conférenciers (par ailleurs professionnels de l’imagerie graphique et audiovisuelle qui ont donc, heureusement pour eux, d’autres activités plus lucratives), au plus tard avant l’été. Ces intervenants préparent ainsi leurs exposés pédagogiques qui se dérouleront devant des assemblées d’enseignants des mois d’octobre à avril suivants.
Le coût financier de cette désorganisation provoquée par l’institution elle-même sera significatif.

Deuxième rafale : les enseignants qui assistent, sur la base du volontariat, à ces véritables formations à la compréhension et à l’analyse critique des œuvres cinématographiques sélectionnées pouvaient jusqu’ici bénéficier de ces moments d’apprentissage collectif et de mise à jour de leurs acquis sur leur temps de travail. Autrement dit, sortir temporairement de la salle de classe en étant remplacés, rencontrer leurs collègues et échanger avec eux sur leurs pratiques, appréhender les manières anciennes et contemporaines de raconter des histoires, réelles ou fictionnelles, grâce aux différents langages de l’image animée, et de l’image fixe par extension.
En obligeant désormais les enseignants à s’impliquer dans les dispositifs hors de leur temps de travail, c’est-à-dire, au mieux, le mercredi après-midi, au pire, en soirée ou le week-end (on croit rêver), le ministère provoque de fait un massif désengagement et envoie « en même temps » une factuelle preuve de sa déconsidération (pour rester poli) des professionnels de l’enseignement et des individus qu’ils aident à construire.

Troisième rafale (indirecte mais probablement plus essentielle que les autres) : cette mesure contredit tout discours politique opposé à la croissance de la désinformation, de l’inculture généralisée, de l’ignorance des mécanismes médiatiques, de la crédulité des publics face aux flux ininterrompus de contenus audiovisuels de sources indistinctes, phénomènes à l’origine avérée des actes d’incivilité, de harcèlement, de manipulation malveillante des informations, de violences plus ou moins extrêmes.
Lorsque nous** décortiquons une œuvre (des films en l’occurrence, dans ce contexte) pour en valoriser les entrées pédagogiques, en dévoiler les secrets de fabrication, en transmettre les clés de compréhension, nous œuvrons – modestement mais sûrement – à la démocratisation des moyens d’auto-défense intellectuelle contre toutes les formes de propagande, de discrimination, d’abrutissement. Ni plus, ni moins.
Nos têtes pensantes ministérielles en ont-elles seulement conscience ?

Quatrième rafale (plus conjoncturelle et symptomatique de la posture contre-intuitive des derniers gouvernements successifs en matière de management des services publics de l’État) : la généralisation inquiétante des sentiments de découragement, de perte de sens et de démobilisation dans le corps enseignant, et la corollaire désaffection des étudiants pour les métiers de l’enseignement, devraient logiquement paniquer toute institution responsable de la solidité et de la pérennisation de son principal ciment républicain. Or la mesure en question constitue une inconséquente régression qui pourrait se payer très chère.
Il ne faudra pas venir pleurer lorsqu’il sera trop tard (trop coûteux, trop long, trop urgent) pour éradiquer le Mal à la racine !

 

Pour vous indigner depuis votre salon, vous pouvez toujours signer la Tribune publiée par L’archipel des Lucioles ou, plus efficacement, manifester votre mécontentement directement auprès des académies et rectorats de vos territoires.

 

* « Maternelle au cinéma », « École & Cinéma », « Collège au cinéma », « Lycéens et apprentis au cinéma », « Étudiants aux cinéma » mais aussi les dispositifs parallèles et connexes aux intitulés variables selon les territoires.
** J’interviens personnellement, depuis 2001, pour la plupart des dispositifs d’éducation à l’image, partout en France et au-delà, par différents types d’actions (conférences, ateliers, exposition, création de contenus pédagogiques, …).

 

 

anima