La voix prépondérante d’André Martin

 

De temps à autres, pour me redonner du cœur à l’ouvrage, je me replonge dans les écrits d’André Martin, premier grand critique, promoteur infatigable, théoricien et praticien du cinéma d’animation en France. Face à son enthousiasme communicatif et son acuité désarmante en la matière, j’en arrive systématiquement à me poser la même question : qu’est-ce qui a merdé pour qu’aujourd’hui, en 2023, on en soit toujours à un degré si bas de reconnaissance publique généralisée des potentialités artistiques et des réalités socio-économiques de ce domaine de création ?
Que celles et ceux qui pensent que j’exagère se reportent, par exemple, sur cette émission de radio du 30 avril 1966, « Connaître le cinéma » que France Culture a exhumée en 2019 et tient à la libre disposition de tous en podcast (« Les nuits de France Culture« ), émission au cours de laquelle ils entendront ces propos d’une modernité confondante : « Il y a un problème de place de l’animation dans la totalité de l’imagerie » […] « Les moyens de création plastique synthétique ont un véritable problème, qui rejoint celui du son » [..]  « L’animation est synthétique, acérée, uniquement volontaire, et terrifiante dans les possibilités qu’elle présente » […] « Nous sommes à une époque où il faut reprendre le discours. L’outillage, les qualifications professionnelles, les formes de relations humaines, sont en train entièrement de se transformer. Il est évident qu’un cinéma de décision comme l’animation est légèrement gêné parce que le mouvement de notre époque n’est pas encore donné. » […] « La vie est à réinventer et si le dessin animé ne la réinvente pas, il bafouille. »

Bien entendu, les lignes ont bougé. Il existe aujourd’hui dans notre pays en particulier bien plus de productions, de professionnels en activité et de médias spécialisés (que l’on compte cependant sur les doigts d’une seule main) mais la création animée dans toute sa diversité, dans toute son inventivité, toujours plus forte de son caractère intrinsèquement expérimental et visionnaire n’est-elle pas aussi méconnue, voire ignorée, du commun des spectateurs ? Combien d’apprentis-animateurs ont pleinement conscience de cette notion de « création plastique synthétique » ? Combien de commentateurs et/ou critiques du cinéma dans son ensemble mesurent, sinon acceptent a minima, le caractère « terrifiant » des possibilités de l’image-par-image ? Quelle proportion de films d’animation, produits en quantité déraisonnable chaque année, « bafouillent » ?

 

 

En complément de ce billet d’humeur, je renvoie les curieux vers le site « Geneviève et André Martin : des communications animées » qui expose le travail de recensement et d’archivage de Clément Martin (leur fils cadet) pour « reconstruire leur itinéraire« .
On y découvre notamment les références de petits trésors comme le tout premier article publié par André Martin dans le bulletin de la fédération des centres de culture cinématographique en avril 1947. Cosigné avec Jean Laurent, secrétaire général de la fédération, l’article porte sur l’œuvre commune de Marcel Carné et de Jacques Prévert.
Et parmi les quelques citations grandioses placées en exergue de ce site, voici ma préférée à laquelle je me permets, en guise de pique amicale à qui de droit, d’apporter une légère modification de quatre chiffres :  « Je terminerai sur un vœu : que la roue de l’inspiration tourne en [2023] et que disparaissent l’avant-garde ronchonne, le cauchemar concentrationnaire, le dadaïsme triste, les apocalypses résignées, et que l’art des images animées devenu réellement tragique et désopilant, se spécialise dans toutes les formes de triomphes psychologiques : indicible joie de vivre ou forte envie de rire. »
André Martin – Brochure du 1er festival international du film d’animation d’Ottawa (1976)

 

Iconographie :
• en en-tête, un extrait d’une caricature de Michel Boschet, André Martin et (j’ai un doute sur le troisième larron), publiée dans Ouest-France, à l’occasion de la Semaine du cinéma à Nantes (année non-identifiée).
• couverture du bulletin de la fédération des centres de culture cinématographique (avril 1947)

 

 

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