Le modèle industriel nord-américain de l’animation s’effondre-t-il ?

Les professionnels de la création animée qui s’expriment sur les plateformes et réseaux (a)sociaux n’ont jamais été aussi nombreux.
Dans leurs contenus – souvent pédagogiques, directement ou indirectement prosélytes, corporatistes, fâcheusement égotiques – rares sont les opinions constructives et engagées, donc dignes de l’intérêt collectif.
C’est pourquoi le récent monologue-face-caméra de Zach Mulligan (encore jeune vétéran californien de l’imagerie animée, fondateur-dirigeant de ZOPStudios) vaut la peine d’être visionnée, entendue et considérée avec attention depuis le Vieux Continent, tant il vulgarise avec clairvoyance les tenants et aboutissants de l’effondrement d’un modèle de production en crise, dont les têtes de gondole de l’animation européenne dépendent ou tentent d’appliquer les principes.
L’analyse argumentée et les conclusions optimistes exposées dans cette vidéo, intitulée (no buzz, no click) « L’industrie de l’animation s’écroule », peuvent a minima permettre à tous les professionnels et futurs professionnels de l’imagerie d’anticiper l’avenir probable d’un secteur d’activités sidéré, en ce moment même et pour quelques années encore, face aux enjeux technologiques qui le révolutionnent de l’intérieur et de l’extérieur.

Les éléments ci-dessous s’appuient sur l’article publié par Amid Amidi le 14 mai dernier dans le média incontournable qu’est devenu Cartoon Brew. J’en traduis quelques passages, en les complétant par d’autres extraits du propos de Zach Mulligan (absents de l’article précédemment mentionné) et par des informations (et opinions) corroborantes.

 

 

Zach Mulligan explique, arguments solides et percutants à l’appui, les cinq « plaies » qui frappent depuis quelques années l’industrie nord-américaine (californienne en particulier) de l’animation.

L’éclatement de la bulle du streaming
Mulligan parle précisément de la « faillite de la Ruée vers l’or des vidéos à la demande » et des plateformes qui monopolisent ce prétendu el dorado. Aveuglés par l’illusion contre-intuitive que les consommateurs de vidéos en ligne pourraient, sans tirer la langue, s’abonner massivement et simultanément à une demi-douzaine de plateformes, les dirigeants de ces dernières ont oublié que
« l’économie du streaming n’est tout simplement pas aussi lucrative que celle des sorties en salles« . L’augmentation des dépenses orientées vers ces contenus pendant la période de la pandémie COVID 19 a généré une bulle spéculative dont les contre-coups affectent actuellement toutes les « petites mains » sur le labeur desquelles repose toute l’industrie des contenus audiovisuels.
Citant l’emblématique exemple de la chaîne britannique « Cocomelon » (sous-animations pour les très jeunes enfants), Mulligan pointe le choix cynique des sociétés de production qui proposent des contenus d’une pauvreté artistique et technique affligeante qui leur garantissent néanmoins des millions d’abonnés peu regardants quant aux idioties devant lesquelles ils placent leur progéniture pour quelques minutes ou heures de répit.

Les licenciements massifs
L’industrie nord-américaine taille drastiquement dans ses effectifs dans le cadre d’une stratégie délibérée visant à « optimiser » les coûts de production. Les dégraissages sont devenus si fréquents au cours des deux dernières années (hausse exponentielle rien que sur les quatre premiers mois de 2024) qu’a été lancé un système de suivi des licenciements afin de donner un sens aux mouvements en cours dans ce secteur d’activités. Les dirigeants des gros groupes de production étant gratifiées par des primes, votées par les actionnaires, indexées sur les économies réalisées grâce à ces évictions massives, on saisit mieux la rationalité de la mécanique.
« L’époque des carrières longues, c’est-à-dire de plus 15 ans, dans les gros studios semble révolue« , insiste Mulligan. Autrement dit, des métiers encore récemment très bien valorisés se précarisent à vitesse accélérée.
NB : Ce 21 mai 2024, Pixar a lancé un plan inédit de licenciement de 14% de son personnel. Prévoir un charter pour les revenants sur le marché européen.

L’externalisation des prestations
Jusqu’à une période relativement récente, les studios les plus importants fabriquaient eux-mêmes l’intégralité de leurs longs métrages d’animation. L’année dernière, Dreamworks a annoncé l’augmentation de ses recours à l’externalisation de prestations sur ses longs métrages ; tandis que Walt Disney Animation Studios transférait une partie de la production de Moana 2 à sa filiale canadienne. Deux situations impensables il y a à peine cinq ans.
Pixar resterait pour l’instant le seul gros studio américain à produire tous ses longs métrages d’animation aux États-Unis.
Mulligan revient pour l’occasion sur les conditions chaotiques (c’est un euphémisme !) de la production d‘Across the Spider-verse, largement délocalisée au Canada, qui a entraîné, excusez du peu, une démission massive de salariés désespérés par leurs conditions de travail et par la direction étasunienne, à distance, du projet.
NB : L’industrie de l’animation japonaise n’est pas épargnée, et depuis bien plus longtemps qu’on ne le pense en Occident. Les équipes d’animateurs britanniques de Fantastic Mr Fox ont les oreilles qui sifflent. Chez Illumination Paris, allume-t-on des cierges ?

Fusions et acquisitions
Revenant sur l’exemple emblématique de l’acquisition de 21st Century Fox par Disney, laquelle a entraîné la fermeture de Blue Sky Studios, en 2021, Zach Mulligan prévient « l’ère des « fusions/acquisitions » n’est probablement pas encore terminée !« 
Cette hyper-concentration des pouvoirs inquiète quant à l’uniformisation [sur la forme comme sur le fond] des contenus produits, à la propagation de valeurs suspectes ou de pensée unique, quant à l’absence de diversité artistique, à l’appauvrissement des regards, entre autres.
NB : Tiens donc, au Japon, Toho vient d’absorber Science Saru (studio de Masaaki Yuasa). Doit-on s’inquiéter ?
On parle bien toujours des gentils personnages et univers colorés qu’enfants, ados et jeunes adultes – toujours plus nombreux sur la planète entière – plébiscitent, s’approprient et dont certains rêvent de participer tôt ou tard à la création.

IA générative
Plus personne n’ignore que des dizaines de milliers d’emplois dans l’animation aux États-Unis [et partout dans le monde] risquent d’être perturbés [voire rendus inutiles] par l’intégration au sein des chaînes de fabrication de contenus animés des outils recourant à l’Intelligence Artificielle générative (IA, pour faire court).
Jeffrey Katzenberg [un novice dans le domaine de l’entertainment] s’est risqué à prédire la disparition de 90% des emplois dans l’animation à cause de l’IA à moyen terme !
Si les professionnels à fortes compétences artistiques restent encore assez sereins, les innombrables intervenants sur les tâches subalternes d’une production ont de quoi s’inquiéter pour l’avenir de leur carrière à court et moyen terme.
Pour boucler avec les points précédents, Zach Mulligan tonitrue : « les gros studios n’utilisent pas l’IA comme outil mais comme excuse pour se passer de coûteuses ressources humaines ! »
Ajoutant une équation qu’on aimerait entendre plus souvent dans le discours des techno-croyants qui nous gouvernent « facilité d’usage ≠ valeur de l’expertise« .
NB : Autrement dit, l’inintelligence algorithmique (véritable nom de l’IA) ne remplacera jamais la plus-value apportée par le savoir-faire, l’authenticité – imparfaite par nature – de l’être humain.

Pour parachever le tableau sur des notes plus positives, parce qu’il y en a, Zach Mulligan rappelle d’abord cette évidence politique : « l‘industrie de l’animation survivra si les créatifs en reprennent le contrôle sur les spéculateurs. » Dans cette perspective, il se réjouit de l’essor des petits studios d’animation indépendants, désormais en capacité de créer des contenus raffinés, en prise directe avec leurs fans, proximité que les studios dirigés par des comités d’actionnaires peinent à obtenir.
Et de militer pour le développement du syndicalisme dans l’industrie de l’animation, comme « le meilleur atout des salariés à l’heure actuelle » dans les prochaines négociations contractuelles entre The Animation Guild et les studios. Se référant aux récents mouvements de grève des scénaristes et acteurs (entre autres) du cinéma live et de la télévision, Mulligan en appelle aux pourparlers, « la dernière chance que nous aurons un jour de conserver ce genre d’emplois ».
Sans oublier de rassurer les plus jeunes, en les incitant avec un enthousiasme convaincant à partager en ligne leur
s créations, à s’exposer aux regards critiques, à valoriser leurs talents et compétences quels que soient leurs niveaux, à provoquer le destin.

Sa conclusion est aussi lucide que motivante : « L’animation connaît actuellement une croissance mondiale sans précédent. L’industrie est en plein essor à l’échelle mondiale avec des centaines de milliers de nouvelles personnes rejoignant notre communauté – pas seulement dans les pôles de production réputés, mais aussi en Amérique Latine, en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient et en Afrique. L’animation occupe une place de plus en plus prégnante dans le paysage ciné-audiovisuel international et le travail de ses artistes triomphera toujours sur celui des business men qui tentent d’exploiter et de gagner rapidement de l’argent grâce à l’animation. Ce n’est peut-être qu’un maigre réconfort pour ceux qui luttent dans la crise actuelle, laquelle découle à bien des égards de souffrances au travail qui augmentent proportionnellement à la dissémination de l’industrie de l’animation partout dans le monde.« 

 

 

 

PS : A toutes fins utiles, je vous recommande cette autre vidéo-égotique de Zach Mulligan qui évoque le projet phare de son studio et accessoirement des valeurs qu’on aimerait entendre plus souvent dans la bouche des professionnels des industries créatives, d’où qu’ils viennent.

 

anima