Avertissement : cette série d’articles contient des images, des propos et des liens qui font références à des contenus destinés aux adultes et aux adolescents.
Les enfants, si vous êtes arrivés jusqu’ici par je ne sais quel concours de circonstances, soyez gentils, allez voir ailleurs.
PRÉ-CINÉMA PORNOGRAPHIQUE
Dès leur invention à partir des années 1833-35, les premiers disques stroboscopiques, ou phénakistiscopes, à caractère pornographique font leur apparition en Europe occidentale.
Ceux-ci sont majoritairement utilisés dans les maisons closes, comme objets de décoration et de distraction de la clientèle, majoritairement masculine, et du personnel, majoritairement féminin.
Leur production, en quantité relativement importante, a accompagné l’inflation “épidémique”(1) d’une pornographie bourgeoise, transition entre la pornographie aristocratique antécédente et la pornographie de masse à venir, qui eut pour corollaire le développement rapide d’un marché juteux d’images et d’objets obscènes.
D’aucuns experts de ce volet socio-économique n’hésitent pas à parler de cette pornographie manufacturière comme l’un des “moyens d’une politique de consommation favorisée par le capitalisme bourgeois“(1). Miroirs d’une classe sociale en pleine mutation, les phénakistiscopes pornographiques le sont à l’évidence de par leur nature “révolutionnaire”, selon la double acception de “bouleversement d’un ordre établi” et de “rotation autour d’un axe”. Les représentations, illustratives ou métaphoriques, qu’ils recyclent sont l’expression – certes encore très confidentielle – d’un désir, masculin et féminin, qui aspire à l’émancipation des carcans moraux qui le corsètent, sans pouvoir encore le verbaliser ouvertement.
Les pratiques sexuelles transgressives sont débridées dans ce pré-cinéma pornographique. Elles déclinent la tendance impulsée par les succès d’édition de la littérature dite “libertine”.
Parmi leurs influences privilégiées, figure bien sûr “Les Cent vingt journées de Sodome ou l’École du libertinage” du Marquis de Sade (1785) et surtout, plus contemporain, le roman “Gamiani ou Deux nuits d’excès” d’Alfred de Musset, réédité pas moins de 40 fois entre sa première édition en 1833 et la fin du 19e siècle !
C’est aussi en 1834 que le néologisme “sadisme” apparaît dans le Dictionnaire universel de Pierre Claude Victor Boiste comme, je cite, une « aberration épouvantable de la débauche : système monstrueux et antisocial qui révolte [ révolutionne ?, ndr] la nature. » A y regarder de près, les “animations” présentées sur beaucoup de phénakistiscopes pornographiques, créées la même année, passeraient presque pour une réponse à cette définition psycho-rigide du fantasme sexuel débridé, tant il se dégage de leur esthétique une normalité résolument touchante.
En témoignent ces quelques spécimens remarquables, publiés par l’éditeur français Alphonse Giroux :
D’autres exemples sont à découvrir sur le site de la Collection Binetruy
Le degré de sophistication, graphique et cinétique, de ces disques surprend presque autant que les licencieuses actions animées qu’ils donnent à voir.
Tantôt sexuellement provocatrices, tantôt humoristiques voire allégoriques, détournant notamment les motifs de la pudibonderie judéo-chrétienne (diables et angelots), ces phénakistiscopes exposent une analyse particulièrement fine de la décomposition des mouvements, où s’ébauche sous la plume d’anonymes dessinateurs l’artisanat embryonnaire des dessins animés, quelque part entre “l’animation complète” (full animation) de Winsor McCay et “l’animation découpée” d’Émile Cohl. Un artisanat où point déjà l’ironie caricaturale du cartoon et le réalisme sophistiqué de l’animation japonaise.
A l’aube du 20e siècle, la démocratisation internationale de la caméra de prise de vues photographiques et l’émergence du film pornographique qui lui emboîtera le pas aussitôt, condamnera ces objets à l’oubli, les reléguant aux arrière-salles des antiquaires, aux alcôves des “musées secrets”, et aux “purgatoires” des grandes bibliothèques. Saluons à cette occasion la sagacité des premiers conservateurs de l’Enfer de la Bibliothèque nationale (2) qui ont su, dès la création de ce département bibliothécaire en 1836, préserver la trace précieuse de ces objets fondateurs pour les rendre accessibles à tous.
Narrations pornographiques au Japon
Dans l’Histoire de la narration séquentielle graphique, il est désormais acquis que les rouleaux enluminés produits à l’apogée de l’époque de Heian (fin du 12e siècle) au Japon occupent une position déterminante. Le principe de déroulement qui régie leur lecture, associé à d’importantes inventions graphiques et scéniques, mises en évidence en 1999 de manière très convaincante par le cinéaste Isao Takahata, constituent la source d’une pré-grammaire cinématographique d’où émergent, entre autres, la décomposition d’une action dans un même “plan” (iji dozû ho), des ellipses temporelles (non-dits narratifs à la charge du lecteur/spectateur), des effets de “flash back” et de “flash forward” (bonds dans le passé ou le futur du récit).
Une importante partie de ces continuités enroulées ayant disparu sans laisser la moindre trace, il n’est pas possible d’attester avec certitude de l’existence de récits “pornographiques” (au sens moderne du terme) développés selon les mêmes modalités narratives. Cependant, un faisceau d’indices nous invitent à penser que la production de narrations à caractère sexuellement subversif a pu constituer un registre pérenne, puisant ses origines, à l’instar de l’art entier des rouleaux peints, dans les arts graphiques chinois et indiens.
Les quelques exemples reproduits ci-dessous, pour la plupart issues de copies réalisées au 19e siècle, certifient d’une part, la présence très ancienne de motifs pornographiques dans la peinture narrative japonaise agencée en rouleaux, d’autre part la filiation évidente des œuvres obscènes les plus récentes encore conservées, avec les rouleaux enluminés à modalités narratives les plus anciens et les plus fameux.
Les vides existants entre les ensembles de rouleaux du 12e siècles et ceux des 17e, 18e et 19e siècles, laissent peu de doutes quant à la quantité de chaînons manquants à découvrir.
Autrement dit, ce champ d’étude encore en jachère est loin d’avoir livré tous ses secrets ! Avis aux amateurs.
Extrait de l’une des nombreuses copies réalisées dans la seconde moitié du 19e siècle (ère Meiji)
du Chigo no sôshi (“Livre des Acolytes”) à partir d’un célèbre rouleau peint datant de 1321.
Il s’agit de la plus ancienne représentation d’un coït homosexuel conservé au Japon, au Temple de Daigo-ji à Kyoto.
La copie de Meiji est visible au British Museum de Londres.
Extrait d’une copie d’un rouleau narratif (titre exact à venir) de l’époque d’Edo, entre 1603 et 1856.
Ce rouleau déploie une véritable orgie sexuelle, à la fois dramatique et fantasque.
Extrait d’une copie d’un rouleau narratif de l’École Kano (titre exact à venir) de l’époque d’Edo, entre 1603 et 1856.
Dans cette autre représentation orgiaque et néanmoins caricaturale, la multiplicité des points de vue et des raccourcis de perspective
préfigurent l’énergie débridée du cartoon et des mangas.
Extrait d’une copie d’un rouleau narratif attribué à Matsuya Jichosai, entre 1780 et 1800.
Le thème du concours insolite et grivois, de pet ou de vigueur sexuelle, est récurrent dans les arts narratifs japonais.
Extrait du second rouleau – beaucoup moins connu que le premier – de l’ensemble identifié sous le titre
“Chôjû-jinbutsu giga” (Rouleau satirique des animaux et des hommes), Trésor national japonais.
La filiation avec les rouleaux postérieures se situe notamment au niveau du graphisme,
de la représentation de l’amusement collectif (la compétition sans enjeu, le pari cocasse)
et de la composition des scènes, sans décors au profit de l’instantanéité de l’action.
On notera à partir de ces exemples l’équilibre permanent entre caricature et souci d’un relatif “réalisme” anatomique. Lequel confère aux exagérations les plus folles une crédibilité qui renvoie directement aux spécificités des bandes dessinées et de l’animation japonaise. L’extraordinaire liberté de ton et la banalisation par l’humour des pratiques sexuelles les plus graveleuses sont deux autres caractéristiques communes à ces rouleaux.
Le cas du Koshibagaki-zoshi (“Le conte de la palissade de paille”) de Jisekian Shujin (1835) est à ma connaissance le plus représentatif de l’hypothèse que j’émets ici.
Ce rouleau serait une copie manuscrite, adaptée dans le style shunga (dessin érotique) des estampes contemporaines, d’une œuvre très antérieure du célèbre peintre Sumiyoshi Gukei (fin du 17e siècle). Dans sa combinaison élégante entre la fixité d’un même point de vue, la fluidité d’un enchaînement de phases favorisée par le glissement propre aux modalités de lecture du rouleau, et l’analyse de mouvements très proches les uns des autres, le caractère “pré-cinématographique” de cette scène pornographique me semble manifeste.
Quatre extraits du Koshibagaki-zoshi de Jisekian Shujin (1835).
Le rapprochement graphique avec les codes de l’estampes shunga est perceptible dans les couleurs,
dans la position des personnages et dans le point de vue englobant de l’artiste..
Dans le prolongement, évoquons l’estampe japonaise, et plus précisément le registre de l’estampe ukiyo-e au sein duquel les historiens d’art s’accordent à détecter la transition naturelle entre l’illustration et la photographie, les bandes dessinées et le cinéma. On pense bien sûr aux cadrages “photographiques” de Andô Hiroshige et aux planches de décompositions de mouvements de Katsushika Hokusai. Dans ce champ de création, les images pornographiques, dite shunga, se sont largement développées jusqu’à l’émergence de codifications encore en vigueur au 21e siècle dans les nombreuses catégories que compte la pornographie japonaise. Citons le kinbaku (bondage) et sa variante shibari (attachée) ou le shokushu goukan (viol par des tentacules).
Un monde en soi que nous aborderons dans le 6e chapitre de cette série d’articles.
“Les Huit Regards du bel homme de Satomi” de Kunisada
(condisciple de Kuniyoshi) Utagawa, vers 1837
Pour terminer, j’émettrais une dernière spéculation plausible, que je livre à la sagacité rigoriste des historiens d’art.
Dans la seconde moitié du 19e siècle au Japon, revient au goût du jour le conte de kamishibai (petit théâtre de papier). Il me paraît crédible qu’à la faveur d’une conjonction de facteurs (arrivée du cinéma, diffusion massive des premières planches narratives – ancêtres du manga – ouverture accélérée du pays à la culture occidentale durant l’ère Meiji à partir de 1868, explosion de la prostitution urbaine), aient existé des formes de récitations pornographiques graphiquement aussi élaborées que celles des estampes, exploitant les codes figuratifs des shunga sous forme de représentations théâtrales. Des performances en public, de Lanterne magique (projections de successions d’images fixes), de fantasmagorie (projections de silhouettes lumineuses), de théâtre d’ombres pornographiques.
Cette séquence d’un montreur d’ombres roumain improvisant
dans la rue des actes sexuelles pour amuser la galerie, démontre que
cette pratique a très bien pu constituer le tout premier “spectacle pornographique projeté”.
Épisode suivant : “Sexualité frontale puis refoulée dans le cartoon”
(1) “La face obscène du romantisme” par Judith Lyon-Caen, Alain Vaillant, revue “Romantisme – Revue du dix-neuvième siècle“ (n°167, mars 2015)
(2) “L’Enfer de la Bibliothèque – Éros au secret” de Marie-Françoise Quinard (catalogue d’exposition, BNF, 2007)
One Comment
Comments are closed.