Il fallait que quelqu’un s’y colle et c’est l’animateur espagnol Eduardo Quintana qui a porté en dessins animés la fameuse anecdote racontée par Richard Williams, en ouverture de son ouvrage pédagogique « The animator’s survival kit« . L’historiette relate un échange avec le maître-animateur américain Milt Kahl à propos de l’écoute de musique en dessinant. Réagissant à la question intimidée de Williams, Kahl était sorti de ses gonds pour répondre ne pas être « assez intelligent pour penser à deux choses en même temps« .
Et Williams, d’en tirer la conclusion définitive que l’exécution d’une création de qualité nécessite une telle concentration que l’écoute de musique doit être bannie pendant le travail.
L’épisode, initialement narré en trois croquis et une photo, est régulièrement interprété avec emphase par Williams en introduction de ses masterclasses, au point de passer aux yeux de ses plus jeunes spectateurs pour une leçon de morale déguisée, usée et obsolète, qu’on attend comme le générique rassurant d’un soap opera et que l’on brocarde ironiquement une fois revenu derrière sa table à dessin.
Pourtant, le leçon apparaît aujourd’hui d’autant plus prémonitoire qu’elle résonne fortement aux oreilles de celles et ceux qui se préoccupent de la baisse inquiétante du niveau de concentration moyen des élèves, étudiants, jeunes et moins jeunes professionnels. Phénomène généralisé et croissant dont on connaît parfaitement la cause unique, à savoir l’hyper-sollicitation du cerveau par un flux continu d’informations audio-visuelles, sur une durée journalière qui frôle dangereusement les 20 heures dans certains milieux, favorisés ou non.
A titre très personnel, j’ai voulu expérimenté cette leçon alors que je démarrais mon premier exercice professionnel en tant qu’indépendant au début des années 2000. Habitué depuis l’adolescence à écouter de la musique en toutes occasions, j’avoue que j’y allais un peu à reculons.
A cette époque, il m’arrivait sur des journées entières d’enchaîner les séances laborieuses de traitement d’images (numérisation, retouches, détourage, colorisation/texturage) de plusieurs heures. Une tâche que j’estimais suffisamment mécanique et répétitive pour la rendre moins ennuyeuse en musique.
J’ai donc pu tester et renouveler l’expérience plusieurs fois afin de m’assurer de la pertinence de ses résultats. Sans la moindre équivoque possible, en travaillant dans un silence complet, j’ai non seulement gagné en rendement (je finissais mon travail plus vite) mais j’ai surtout quasiment anéanti ma marge d’erreurs, c’est-à-dire le retour a posteriori sur des images mal finalisées.
Je n’ai plus jamais travaillé en musique.
Parent de jeunes adultes et formateur/enseignant régulier, j’entends et comprends parfaitement l’argument qui m’est renvoyé généralement lorsque je relaye la leçon précieuse de Richard Williams : « la musique permet de m’isoler de l’extérieur pour mieux me focaliser sur ce que je dois faire« . Il s’oppose bien sûr au bon sens et au principe de base de la neurobiologie (sauf rares exceptions, le cerveau humain ne peut pas traiter parfaitement deux informations en même temps) mais il ne peut être contredit sans être expérimenté en situation. Je le considère donc comme une petite graine qui germera (ou pas), à la faveur d’une expérience ultérieure ou d’une lecture fondatrice.
Fondatrice comme peut l’être la lecture des premiers chapitres du manuel de Richard Williams, où l’on trouve aussi cet autre précepte salutaire, que j’ai fait mien :
« Pour gagner du temps, prenez le chemin le plus long ! »