Plan extrait du film : La Bergère et le Ramoneur / Le Roi et l’oiseau
Réalisé par Paul Grimault
France / 1950 et 1979
Je remercie chaleureusement le réalisateur Benoît Chieux de m’avoir transmis les deux « plans a(n)imés » insérés à la fin de cet article pour alimenter la présente rubrique de deux superbes spécimens. Le premier est extrait du long métrage de Paul Grimault, La Bergère et le Ramoneur (1953), le second du magnifique court métrage de Gianluigi Toccafondo, Il criminale (1993).
La connivence effectivement assez troublante qui s’établit entre ces deux fulgurances ciné-graphiques me fournit ici le prétexte d’une synthèse de l’état de mes recherches sur un volet du « roman national » du cinéma d’animation que je tente d’explorer, quand le temps et les circonstances me le permettent.
L’immense majorité des cinéphiles ne connaît l’image fascinante des deux silhouettes ondulantes (immobilisées ci-dessus) que dans le contexte du film intitulé Le Roi et l’Oiseau.
Ce monument patrimonial a été achevé en 1979 après quelque trente années de tribulations judiciaires et financières, à l’issue desquelles fut produite, à partir de 1977, une version présentée comme « conforme » aux intentions initiales de ses auteurs, Jacques Prévert et Paul Grimault.
Ceux-ci s’étaient lancés dès 1945 dans l’aventure de leur premier et unique long métrage, intitulé alors La Bergère et le Ramoneur, puis s’en étaient successivement désolidarisés, durant l’année 1950, à la suite de sérieux différends avec leur producteur André Sarrut.
L’œuvre initiale, d’une durée de 68 minutes, était sortie le 29 mai 1953 en dépit du désaveu de ses créateurs.
Illustration promotionnelle datant de l’été 1952. Le nom de Paul Grimault est absent.
Le film est annoncé pour l’hiver. Il ne sortira qu’en mai de l’année suivante.
Entre temps, le long métrage est récompensé à la Biennale de Venise en septembre 1952.
Paul Grimault et Jacques Prévert y tiennent une conférence de presse pour expliquer leur ferme désapprobation de cette version du film.
Lorsque Paul Grimault reprend le scénario de son long métrage à la fin de l’année 1976 et le soumet autant que possible à un Jacques Prévert très affaibli et déclinant (il décédera le 11 avril 1977), il choisit d’entrelacer une partie du film terminé à Londres en 1952 (environ 45 minutes) avec de nouvelles images (environ 43 minutes), en décalant le propos, de l’adaptation très libre du conte d’Andersen vers la lutte symbolique entre l’oppression totalitaire (le roi) et la liberté (l’oiseau).
L’entreprise périlleuse, impactée par le rapport affectif douloureux du cinéaste à son œuvre, n’aboutira pas sans quelques dégâts sur le fond et la forme.
Indéniablement, le récit du Roi et l’Oiseau est nettement amélioré par le renforcement de sa première partie (exposition) et par sa séquence finale. Cependant, le film tel qu’il est vu encore aujourd’hui souffre de non moins indéniables lourdeurs, toujours plus envahissantes à mesure que le temps passe.
Pour des raisons diverses, ces défauts sont éludées dans les rares publications sérieuses qui abordent le sujet, empêchant de facto une juste reconnaissance publique de la haute valeur artistique de l’œuvre de Paul Grimault et de Jacques Prévert, telle qu’ils l’ont menée ensemble de 1945 à 1950, en pleine possession de leurs moyens. Ce gommage plus ou moins intentionnel, à certains égards compréhensible compte tenu des souffrances individuelles subies durant trois décennies par le cinéaste et son entourage proche, est toutefois dommageable, historiquement et culturellement.
En effet, si André Sarrut a pu boucler tant bien que mal la production du long métrage pour retarder la faillite du studio des Gémeaux (le plus important d’Europe à l’époque, comptant plus d’une centaine de salariés) en bâclant certaines séquences inachevées au départ des auteurs démissionnaires, celui-ci a su en préserver les « beaux restes » (selon la formule de Paul Grimault) à savoir la modernité d’écriture, d’animation et de mise en scène.
Une modernité flagrante à quiconque daigne se livrer à une comparaison objective avec les longs métrages de dessins animés écrits/produits durant la même période, principalement italiens (La rose de Bagdad d’Anton Domenighini – 1949), hollywoodiens (Cendrillon de Wilfred Jackson et Hamilton Luske – Disney/1950), français (Jeannot l’intrépide de Jean Image – 1950), soviétiques (La fille des neiges d’Ivan Ivanov-Vano – Soyouzmoultfilm/1952) et britanniques (La ferme des animaux de John Halas et Joy Batchelor -1954).
Une modernité que quelques artistes japonais ont très tôt su identifier, alors qu’ils démarraient leur brillante carrière au sein des studios de Toei Dôga au début des années 60, pour s’en inspirer profondément et durablement.
De haut en bas, extraits de Jeannot l’intrépide, La Rosa di Bagdad et La fille des neiges (Снегурочка)
Sur ce dernier point, on voudra bien noter que Le Roi et l’Oiseau n’a été exploité en salles et en DVD au Japon qu’en 2007, avec la caution du cinéaste Isao Takahata et du Studio Ghibli. Avant cette période, seul un microcosme d’initiés avait pu découvrir le long métrage en août 1985 lors du Festival de Hiroshima, en présence de son réalisateur.
Par conséquent, contrairement à ce qui est écrit par raccourci un peu partout, l’influence décisive de Paul Grimault, revendiquée haut et fort par les fondateurs du Studio Ghibli, émane non pas de la version de 1979, mais bel et bien de la version de 1952 désavouée par ses deux auteurs. La Bergère et le Ramoneur fût en effet distribué au Japon à partir de 1955, sous le titre Le tyran qui louche (斜眼暴君). Et ceci n’est pas qu’anecdotique, dans la mesure où cette vérité historique est toujours un tant soit peu esquivée dans la moindre publicité faite au Roi et l’Oiseau (copies remastérisées, coffrets collectors, expositions commémoratives), effaçant ainsi toujours un peu plus de la mémoire collective la paternité véritable de Paul Grimault sur l’invention d’un cinéma de dessins animés universel, transgénérationnel, innovant, alternatif à la standardisation disneyenne, apte à servir une réelle maturité d’écriture filmique, ambitieux de donner ses lettres de noblesse artistique à un mode d’expression toujours relégué, 60 ans plus tard, à l’état de sous-genre (ceci expliquant probablement en partie cela).
Paul Grimault justifiait ainsi à son biographe (1) son refus catégorique de valoriser de quelle que manière que ce soit la première version de son long métrage : « Combien de fois m’a-t-on demandé, avec une pointe de reproche, pourquoi je laissais La Bergère et le Ramoneur dans une boîte et ne voulais pas le ressortir. C’est très simple : ce qu’il y a de meilleur dans La Bergère et le Ramoneur on le trouve dans Le Roi et l’Oiseau. C’est ce que nous avons fait jusqu’en 1950. Et comme je ne veux pas que le reste me soit attribué, je préfère laisser le film dans sa boîte. C’est mon film après tout. »
On le verra plus bas, exemples à l’appui, Paul Grimault s’est débarrassé d’une partie du « meilleur » de La Bergère et le Ramoneur, à savoir de quelques morceaux de bravoure en terme de mise en scène et d’animation dont la modernité et l’audace gagnent, plus aujourd’hui qu’hier, à être reconnues.
Fantasmagories
Les spasmodiques ombres portées de la bergère et du ramoneur fuyant le robot géant du roi de Takicardie surviennent dans la troisième partie du récit.
Les deux personnages évadés de leur tableau respectif tentent d’échapper à l’avatar du roi qui les poursuit jusque dans la ville basse, au-dessus de laquelle le vrai-tyran, un peu plus tôt escamoté par sa “doublure”, a bâti son château à l’architecture mégalomaniaque. Perché au sommet du crâne de son colosse mécanique, le faux-roi fait braquer sur les fugitifs un puissant projecteur afin de ne pas les perdre de vue dans la cité souterraine.
Dans la version de 1952, le plan des silhouettes arrive vers la 36e minute. Dans la version de 1979, il surgit vers la 48e minute.
Selon le contexte, sa perception par le spectateur varie sensiblement.
Schéma narratif du Roi et l’Oiseau.
En haut, le plan replacé dans la continuité du Le Roi et l’Oiseau.
En bas, le plan replacé dans la continuité de La Bergère et le Ramoneur.
Initialement, les silhouettes déformées finissaient par rejoindre leur corps, les deux personnages s’affranchissaient du halo lumineux et s’engouffraient dans une prison, où les attendent d’abord l’oiseau préalablement capturé, puis les policiers volants. L’ordre d’apparition de ces deux derniers plans est inversé dans Le Roi et l’Oiseau.
Voyons ce qu’en disent les experts qui ont écrit à propos de ce plan, pour le compte du dispositif d’éducation à l’image École et cinéma, à destination des enseignants donc.
Jean-Pierre Pagliano, biographe officiel de Paul Grimault, évoque furtivement l’image en page 34 du second cahier de notes École et cinéma, réécrit en 2004 à la demande des ayant-droits du cinéaste français : « Les proportions s’inversent lorsqu’un personnage est brusquement happé par un géant métallique. Elles se brouillent superbement quand les ombres des deux fuyards se convulsent dans le phare du Robot comme des flammes noires horizontales. »
Dans la toute première version de ce « Cahier de notes sur… Le Roi et l’Oiseau » (2) édité presque dix ans plus tôt par “Les enfants de cinéma”, association coordinatrice au national du dispositif École et cinéma, Pascal Vimenet, en page 21, s’enthousiasmait un peu plus :
« Ce passage, d’une grande beauté plastique, est comme l’annonce de la séquence qui va venir, l’annonce de son sens profond, esthétiquement et narrativement, l’annonce d’un basculement : il rend à la fois hommage, en quelques images, à l’origine du cinéma, puisque le plan, isolé de son contexte, est simplement une image de lanterne magique (des ombres chinoises) ou quelque chose proche de l’anamorphose. Il réduit deux des principaux protagonistes à ce qu’ils sont réellement : seulement des dessins dont l’existence, le principe de réalité, peut être désorganisé à tout moment[…]. Il introduit, plus encore qu’auparavant, une opposition radicale entre la raideur graphique du Robot et la souplesse graphique de la Bergère et du Ramoneur, déjà fort frêles, et le prépare à l’inévitable : ils ne pourront pas échapper à la traque du Robot.”
En examinant précisément – plan-par-plan – la première version du film, l’intention initiale de ses auteurs semble a priori plus prosaïque. Le mystère des fantasmagories (3) distordues est très vite désamorcé, créant de la sorte une transition logique avec la “gueule du loup” dans laquelle viennent se jeter innocemment les deux amoureux, ignorants de la signification même du mot “prison”. Du Prévert tout craché !
Bien que le surgissement de ce plan dans Le Roi et l’Oiseau provoque chez le spectateur contemporain la sensation inédite d’une perte temporaire de repères topographiques et narratifs, sa soudaineté crée une anomalie dans l’enchaînement de l’action en laissant le sentiment mitigé d’un dérapage poétique pas tout à fait contrôlé. La cohérence de l’espace scénique où évoluent alors les deux personnages en est même un peu brouillée : les fuyards entrent par une porte, une grille s’abat juste derrière eux, l’oiseau enchaîné apparaît derrière la grille qui vient juste de s’abattre.
Dans la continuité narrative de La Bergère et le Ramoneur, ces problèmes ne se posaient pas.
Mises au point
Avant d’aller plus loin dans l’examen de ce plan, je dois expliquer les raisons qui m’ont conduit à étudier la modernité de la version initiale du long métrage de Paul Grimault.
J’ai découvert tardivement Le Roi et l’Oiseau à la télévision, à la fin des années 80. Je devais avoir 15 ou 16 ans.
A partir de 1995, lorsque j’ai commencé à programmer des films d’animation en salles de cinéma et à intervenir dans le domaine de l’éducation à l’image, je l’ai revu régulièrement, tout comme la plupart des courts métrages de Paul Grimault. A de nombreuses reprises, il m’est arrivé de présenter et d’analyser ce film devant des élèves et des enseignants. Sans enthousiasme débordant, je l’admets. Mais dès lors que j’ai enfin pu visionner La Bergère et le Ramoneur, mon regard sur la grammaire filmique de Paul Grimault a complètement et positivement changé.
C’est aussi à cette occasion que j’ai pris la mesure de l’extraordinaire talent d’animateur de Henri Lacam (chef-animateur, principalement en charge de donner vie au Roi) et commencé à étudier de plus près son travail, tout comme j’aime à le faire régulièrement pour comprendre ce qui m’émeut dans un mouvement dessiné, à l’échelle d’une séquence ou d’un film entier.
Paul Grimault et Henri Lacam (à droite), pendant la production de La Bergère et le Ramoneur
En mai 2006, j’ai interviewé longuement le cinéaste japonais Isao Takahata.
Cet entretien de 75 minutes, traduit en temps réel par Ilan N’Guyen, a été filmé. Il s’est déroulé dans le prolongement immédiat d’une intervention publique de Jean-Pierre Pagliano, au cours de laquelle ce dernier rappela l’aversion que manifestait Paul Grimault à l’égard de ce qu’il connaissait de l’animation japonaise, c’est-à-dire pas grand chose. A partir de mes notes surlignées en rouge, je cite M. Pagliano relatant avec amusement les paroles caricaturales du cinéaste français : ces « petits vermisseaux gigotants en guise de bouche », répétait régulièrement Paul Grimault, probablement agacé par l’arrivée tonitruante des séries nippones sur les écrans de la télévision nationale qui provoqua à la fin des années 70 de mémorables polémiques alimentées par le conservatisme et l’ignorance (4).
Mes questions à Isao Takahata étaient orientées sur les relations de son écriture filmique à la poésie de Prévert. J’avais déjà commencé à effleurer le sujet avec lui quelques mois plus tôt, à Enghien-les-Bains lors d’une courte interview filmée, elle-même captée par des cadreurs du studio Ghibli. Ces images figurent sur le DVD japonais du Roi et l’Oiseau…
Connaissant son admiration pour La Bergère et le Ramoneur, œuvre qui avait déterminé à la fin des années 50 sa décision de se consacrer au film de dessins animés, c’est assez naturellement que j’en suis arrivé à demander à M. Takahata sa réaction après son premier visionnage de la version remaniée du long métrage de Paul Grimault.
Le cinéaste m’expliqua qu’il avait découvert Le Roi et l’Oiseau en 1982 par l’intermédiaire du producteur Yutaka Fujioka, avec lequel il travaillait à Los Angeles sur l’adaptation animée de “Little Nemo in Slumberland”. Fujioka avait, je cite, « réussi à mettre la main sur une copie vidéo du film » mais pour des raisons d’incompatibilité de format, ce n’est qu’à son retour au Japon que M. Takahata parvînt à visionner la cassette vidéo en question, à l’occasion d’une projection privée à laquelle il avait convié notamment Yasuo Ôtsuka et Hayao Miyazaki.
Tous furent unanimement “déçus”, ce qui est un euphémisme.
Il ajouta qu’après la première présentation au Japon du Roi et l’Oiseau, en août 1985 lors du festival de Hiroshima, en présence de Paul Grimault, il entendit la même déception exprimée par la plupart des professionnels japonais de l’animation qui partageaient la même admiration pour La Bergère et le Ramoneur, et que, je cite toujours Isao Takahata, « aucun n’a eu l’envie d’exprimer publiquement cette déception ».
Il m’a fallu un certain temps avant de comprendre les raisons objectives de la réaction unanime de ceux-là mêmes qui avaient toujours manifesté ostensiblement la plus haute estime à l’égard du long métrage de Paul Grimault. Une estime qui peut être mesurée à sa juste hauteur à l’aune d’une autre confidence de M. Takahata, toujours face caméra, considérant que l’unique film d’animation prévertien était à ses yeux La Bergère et le Ramoneur, et non, Le petit soldat (court métrage sorti en 1948, réalisé par Grimault d’après une idée – et non un scénario précis – de Jacques Prévert), et surtout pas Le Roi et l’Oiseau. Émanant d’un adorateur inconditionnel de la poésie et de l’écriture filmique de Prévert, ces propos aussi inattendus qu’argumentés ont résonné en moi comme une invitation à m’initier à l’archéologie.
Extraits de l’entretien filmé d’Isao Takahata, réalisé à l’Institut français de Meknès (Maroc), dans le cadre du FICAM 2006.
Quelques semaines plus tard, j’ai donc essayé de me forger ma propre opinion en demandant à visionner la copie de La Bergère et le Ramoneur conservée à la Cinémathèque française.
Ma demande a été refusée au motif que « les ayant-droits de Paul Grimault souhait[ai]ent en limiter l’accès ».
Ce n’est qu’en 2011 que j’ai découvert la version anglaise (5) de ce film, via la plate-forme en ligne “Archive.org”. Une version de très mauvaise qualité audiovisuelle que j’ai fini néanmoins par disséquer plan-par-plan un peu plus tard. C’est alors que j’ai pu détecter sans trop creuser les causes de l’amertume d’Isao Takahata et ses coreligionnaires, en relisant parallèlement les propos que ce dernier avait consignés dans son ouvrage “Le langage visuel dans Hols” (6), propos qu’avait fait traduire Stéphane Le Roux, pour sa thèse (7).
M. Takahata explicitait notamment dans ce court essai les concepts « jitsuzaikan” (“impression d’existence, sentiment que cela est réel”) et « rinjôkan” (“impression d’être sur place, comme si on y était”). Or, à l’examen attentif de La Bergère et le Ramoneur, je reconnus immédiatement la filiation de ces deux concepts-fondateurs de l’art de la mise en scène développé ensuite dans les feuilletons télévisés et longs métrages de dessins animés réalisés par Isao Takahata et Hayao Miyazaki.
Le 13 décembre 2003, suite à la projection de Hols, prince du soleil, dans le cadre du défunt et regretté festival Nouvelles images du Japon, au Forum des Images, M. Takahata, aux côtés de Yôichi Kotabe et de son épouse, Reiko Okuyama, exprimait ainsi l’inspiration qu’il avait trouvée en visionnant La Bergère et le Ramoneur : « […] dans le travail [de Paul Grimault] qui pour moi a motivé la décision d’emprunter le chemin du cinéma d’animation, […] on trouve cette profondeur dans l’écran, ce travail de perspective dans les rapports entre les personnages, dans une forme extrêmement épurée, extrêmement achevée. Pour moi, c’était décisif. M. et Mme Kotabe, qui sont avec moi, sont aussi passionnés par le travail de Paul Grimault. »
A gauche, plan extrait de La Bergère et le Ramoneur (conservé dans Le Roi et l’Oiseau).
Le ramoneur arrache une pêche du tableau de la bergère et l’envoie sur le portrait devenu vivant du roi de Takicardie.
Un effet de flou, peint sur celluloïds, simule le mouvement subjectif du fruit qui semble sortir de l’écran.
A droite, extrait de Hols, prince du soleil (1969), réalisé par Isao Takahata et mis en scène (“conception scénique” exactement) par Hayao Miyazaki.
Le méchant de l’histoire, Grünwald, retient la corde à laquelle est suspendu le héros, Hols. Un effet de flou, peint sur celluloïd, stimule l’implication subjective du spectateur et renforce l’immersion dramatique.
Dans les deux films, l’effet est utilisé pour établir le contact entre les personnages antagonistes lors de leur toute première rencontre.
Dans le prolongement de mes recherches personnelles, j’avais parallèlement publié dans le présent blog, suite à la communication un brin négligente de la Cinémathèque française à propos d’un legs de celluloïds originaux prétendument extraits du Roi et l’Oiseau, un article dans lequel j’exposais un comparatif de plans-citations de La Bergère et le Ramoneur présents dans Le château de Cagliostro, premier long métrage réalisé par Hayao Miyazaki en 1979. J’y émettais alors l’hypothèse – devenue certitude aujourd’hui – que le cinéaste japonais ne s’était pas seulement contenté de citer le film de Grimault/Prévert mais en avait proposé une très libre relecture. Preuve, s’il en fallait une, d’une sincère admiration vouée à La Bergère et le Ramoneur, dont M. Miyazaki ignorait alors la teneur de la version remaniée.
A l’aune de ce comparatif qu’il m’est arrivé de compléter récemment (extraits ci-dessous), il ne fait aucun doute que Hayao Miyazaki a principalement cherché, dans le tout premier long métrage qu’il a écrit et dirigé, à se confronter, avec le zèle insolent qui le caractérise, aux innovations de mise en scène élaborées par Paul Grimault dans le but d’accroître le plus possible l’implication subjective du spectateur au sein d’une fiction cinématographique entièrement dessinée.
Une dernière mise au point.
Le reportage intitulé « Paul Grimault, image-par-image », en bonus du DVD (8) du Roi et l’Oiseau, contient une brève séquence censée attester du rayonnement du long métrage au Japon, chez les “nouveaux maîtres” du film de dessins animés. Visionner ce passage me met toujours profondément mal à l’aise. L’opportunisme publicitaire qui justifie sa présence dans un hommage consacré à un homme qui méprisait cordialement l’animation japonaise télévisuelle, renforce mon amertume à l’égard d’une partie du microcosme du cinéma d’animation français qui, voilà à peine plus d’une quinzaine d’années, exprimait ouvertement, et parfois avec une violence assez inimaginable aujourd’hui, une véritable détestation à l’égard des artistes nippons, désormais gratifiés d’estime hypocrite et de quelques breloques officielles, depuis leur reconnaissance planétaire.
A tort ou à raison, je ressens encore une part de cette hypocrisie dans le montage – de mon strict point de vue très suspect – de cette séquence, dans laquelle Isao Takahata et Yasuo Ôtsuka, sous son indéboulonnable casquette, évoquent la nuit (9) durant laquelle ils réussirent à emprunter une copie 16 mm de La Bergère et le Ramoneur pour se livrer, à une analyse poussée du film. Allant jusqu’à réanimer les quelques secondes de l’arrivée du roi de Takicardie dans ses quartiers privés afin de percer le mystère de son animation – en l’occurrence celle de Henri Lacam – jugée si gracieuse.
Il fait peu de doutes, sur la base de plans précis, en l’occurrence de plans de La Bergère et le Ramoneur supprimés dans Le Roi et l’Oiseau, que pendant que Yasuo Ôtsuka s’évertuait à reproduire les attitudes et mouvements raffinés du roi, Isao Takahata assimilaient la recette du metteur en scène Paul Grimault (la preuve ici). Une recette transmise ultérieurement à ses comparses, poussée à l’excellence et devenue aujourd’hui un véritable mètre-étalon du cinéma d’animation auquel la quasi-totalité des professionnels se réfèrent, parfois jusqu’au mimétisme.
Outre la place que cette approche exemplaire de la mise en scène de dessins animés accorde aux “respirations” (10) de toutes sortes (rythme temporisé, composition aérée des plans, perspectives exagérées, non-dits diégétiques), celle-ci repose sur un enjeu central : la création d’espaces – physiques, psychologiques, poétiques – vraisemblables, dans un registre d’expression artistique où tout, par définition, est factice.
Cet enjeu, que Paul Grimault lui-même revendiquait très clairement, relève de considérations éthiques – rarissimes dans la production animée internationale – que j’aime à qualifier de “respect de l’intelligence du spectateur”. Une éthique tellement précieuse que la séquence du reportage évoquée ici la néglige malencontreusement en dirigeant plutôt les regards sur … la dédicace recueillie par Isao Takahata lors de son unique et furtive rencontre avec le cinéaste français, en marge de l’exposition rétrospective au Palais de Tokyo à Paris en 1991.
Sur ces photogrammes extraits de “Paul Grimault, image-par-image”, on peut apercevoir le dossier de presse (original) français de La Bergère et le Ramoneur, le cahier de notes manuscrites d’Isao Takahata (francophone et francophile), la précision obsessionnelle des croquis de Yasuo Ôtsuka et le fameux album de photographies de la séquence décortiquée plan-par-plan.
« Dans mes films, j’essaie de créer une atmosphère, un monde qui se tienne et dans lequel le spectateur puisse avoir la liberté d’entrer. L’écran est une ouverture cadrée sur l’imaginaire. Il se passe quelque chose ailleurs à droite et à gauche, dans les coulisses », écrivait Paul Grimault quelques années avant sa disparition (11).
Voyons ci-après ce qu’il entendait concrètement par là.
(Sous)traits de mémoire
De retour à nos silhouettes chancelantes, depuis la 36e minute de La Bergère et le Ramoneur, rembobinons trois minutes plus tôt.
Deux plans formidables, à ma connaissance inédits dans ce registre cinématographique en 1952 et effacés du Roi et l’Oiseau, permettent de comprendre ce qui a fasciné les artistes japonais tout en mesurant un tant soit peu l’impact des coupures opérées par Paul Grimault sur la cohérence narrative de la seconde version de son long métrage.
Lors de la première apparition du robot, celui-ci promène le faisceau de son projecteur sur différentes zones du décor immobile.
La déformation du halo de lumière – unique élément animé du plan – crée toute la profondeur de l’espace physique rendu ainsi particulièrement plausible dans ses multiples dimensions et recoins.
Cette remarquable plongée subjective (nous adoptons le point de vue du faux-roi) accentue ce que M. Takahata décrit comme le sentiment d’un environnement « réaliste ».
Le halo balaye les aspérités géologiques de la caverne, sa forme s’en trouve naturellement anamorphosée, avant de se focaliser sur l’ouverture centrale de l’arrière-plan (les maisons de la ville-basse) et d’indiquer au spectateur la direction que prendra ensuite la machine géante.
Une version animée de ces deux plans est présentée à la toute fin de cet article.
«[…] comme quand un réflecteur mal réglé d’abord promène autour d’un objet sur la muraille
de grandes ombres fantastiques qui viennent ensuite se replier et s’anéantir sur lui […]»
Marcel Proust (“Du côté de chez Swann”, 1919)
Quelques secondes plus tard, le colosse se met en marche. Un contrechamp subjectif montre le faux-roi perché sur sa cabine d’observation (au sommet de la tête du robot), avançant vers le spectateur dans un triple-mouvement combiné, particulièrement téméraire. Se cumulent en effet dans ce plan en apparence anodin, le mouvement latéral du personnage qui recherche ses proies, le mouvement de balancier de la plate-forme qui simule l’impact des pas lourds du robot, et le mouvement vers l’avant du géant de fer. Lequel mouvement induit une modification image-par-image de la perspective de la plate-forme et des proportions du personnage présent dans le cadre.
De plus, le sujet déborde des limites du cadre filmique pour appuyer l’impression de « réalité » d’un espace autonome que le spectateur, circonscrit aux bords restreints de l’écran, n’est pas autorisé à appréhender dans son entièreté.
Mieux, ce moment transforme le plan des silhouettes, à venir trois minutes plus tard, en un point de vue subjectif, celui du faux-roi qui ne peut voir du haut de sa plate-forme que l’ombre portée des fuyards, une ombre d’autant plus déformée et vibrante à ses yeux sans strabisme que son poste d’observation est en mouvement.
Ainsi, grâce à ces deux plans innovants en terme de mise en scène et d’animation, l’apparition postérieure du halo lumineux capturant les ombres convulsives de la bergère et du ramoneur renforce considérablement la crédibilité de l’espace physique imaginaire (la ville basse privée des rayons du soleil et ses galeries labyrinthiques) dans lequel se déroule une action dont une partie est laissée à la charge de notre imagination. Cette considération inédite du décor, du cadre et du hors-champ témoigne d’un non-conformisme certain à l’égard du simplisme de mise en scène érigé en dogme dans les longs métrages d’obédience disneyenne, où toute l’action doit être parfaitement lisible et immédiatement comprise par le spectateur le plus innocent.
A cette plausibilité spatiale, je serais tenté d’ajouter, la création d’une vraisemblance psychologique qui se matérialise, avec une complexité vertigineuse, dans l’acharnement maléfique du faux-roi. Rappelons en effet que ce personnage est la représentation graphique améliorée et animée d’une représentation graphique imaginaire, ayant pris vie par magie et s’étant substituée violemment à un personnage fictif rongé par les complexes et accablé par une perversion narcissique poussée à l’extrême, personnage dessiné, lui-même constitué de traits et de couleurs. Vous suivez ?
L’avatar graphique psychopathe (manipulateur violent) d’un avatar graphique sociopathe (antisocial narcissique) détestant son propre reflet qui ira jusqu’à la tentative de meurtre à l’arme blanche contre l’image de son idéal inconscient (le ramoneur), détenteur du cœur de son plus ardent désir (la bergère).
On le souligne trop peu à mon goût, cette séquence-clé du film confère au roi antipathique une profonde humanité, là-encore tout à fait inédite dans ce registre cinématographique en 1950.
Enfin, la trame narrative de La Bergère et le Ramoneur pourrait bien renfermer entre les mailles rafistolées du montage d’André Sarrut l’intention malicieuse de Prévert d’installer un véritable espace métaphorique, voire métaphysique, dont la séquence des silhouettes serait l’un des vestiges les plus référencés.
Dans la grotte obscure, éclairée par le seul projecteur du robot, les ombres portées oscillant sauvagement illustreraient la vision déformée de la réalité perçue par les personnages, comme par les spectateurs. Cette mise en abyme du cinéma par lui-même, vision galvaudée d’une “réalité” toute relative, ne renvoient-elle pas directement à l’allégorie de la caverne de Platon ?
Car si l’on plaque cette hypothèse sur le découpage de La Bergère et le Ramoneur, il semble envisageable que le scénario de Jacques Prévert ait pu chercher à façonner une subtile métaphore de l’allégorie proposée par Socrate. Notamment dans le passage à la vie des figures peintes et dans leur perception biaisée du « vaste monde » soudain éclairée par la lumière du soleil, dont les personnages évadés de leur tableau ignoraient jusqu’à l’existence. Une métaphore que Paul Grimault, volontairement ou non, aurait, par ses coupures, sérieusement altérée, voire effacée.
Je laisse aux futurs exégètes de l’œuvre de Jacques Prévert – grand maître de l’écriture scénaristique à sens multiples (Les visiteurs du soir, Les enfants du paradis, Les portes de la nuit) – le soin d’approfondir ou non ces supputations.
« L‘homme libre ne doit rien apprendre en esclave (…) les leçons que l’on fait entrer de force n’y restent point. […]
Mais quoi ? penses-tu qu’il soit étonnant qu’un homme qui passe des contemplations divines aux misérables choses humaines ait mauvaise grâce et paraisse tout à fait ridicule, lorsque, ayant encore la vue troublée et n’étant pas suffisamment accoutumé aux ténèbres environnantes, il est obligé d’entrer en dispute, devant les tribunaux ou ailleurs, sur des ombres de justice ou sur les images qui projettent ces ombres, et de combattre les interprétations qu’en donnent ceux qui n’ont jamais vu la justice elle-même ? »
[ Platon, “La République”, Livre VII]
Le plan animé tel qu’il apparaît dans La Bergère et le Ramoneur et Le Roi et l’Oiseau
Un plan-ricochet (proposé par Benoît Chieux)
Gianluigi Toccafondo peint image-par-image sur des agrandissements de photogrammes
extraits de films en vues continues pré-existantes.
Les séquences reconstituées lui permettent d’établir une rapport insolite
entre la matière picturale et le photoréalisme du mouvement perceptible.
On notera que la société de production de Ridley Scott, Scott Free productions, utilise partiellement ce plan en guise d’estampille animée en ouverture de ses réalisations.
Le personnage en fuite finit par se transformer… en oiseau.
Notes
(1) “Le Roi et l’Oiseau – Voyage au cœur du chef-d’œuvre de Prévert et Grimault” de Jean-Pierre Pagliano (2012)
(2) Pour des raisons assez nébuleuses, ce premier cahier pédagogique est sorti de la circulation. Son contenu n’en demeure pas moins d’une pertinence critique que l’on ne retrouve pas dans le second “cahier de note” avalisé par les héritiers de Paul Grimault.
On peut lire quelques explications sur cet épisode en pages 63-64 de l’historique de la création et mise en place du dispositif “École & Cinéma” proposé par Pascal Vimenet dans le 2e tome de son “Abécédaire de la fantasmagorie“. Je précise que cette version des faits peut être corroborée par les différentes personnes en charge des “Enfants de cinéma” à l’époque, ou par quiconque a participé de près à la vie sur le terrain d’École & Cinéma. L’opinion favorable exprimée ici en faveur du premier “Cahier de notes” est par ailleurs vérifiable par tout lecteur des deux publications.
On peut lire aussi dans l’ouvrage cité ci-dessus (pages 84-95), un entretien de l’auteur avec Gabriel Allignet, collaborateur historique de Paul Grimault.
(3) Au XVIIIe siècle, on qualifiait de “fantasmagories” la projection dans un lieu obscur d’images qui pouvaient passer pour des apparitions surnaturelles.
(4) Le succès phénoménal de “Goldorak” (Grendizer) et les polémiques qui s’en suivent atteignent leur paroxysme entre l’automne 1978 et l’hiver 1979. C’est-à-dire, exactement en pleine période de fabrication laborieuse du Roi et l’Oiseau.
Disons-le aussi franchement, les robots extraterrestres des séries nippones, qui se succèdent sur les écrans de télévision en France après Goldorak, ont le fâcheux défaut de ringardiser définitivement les “boîtes-de-conserve-courtes-sur-pattes” au pas mal-assuré tels qu’on se risquait à les représenter dans les années 50.
Néanmoins, reconnaissons à Paul Grimault – et à son chef-animateur Gabriel Allignet – d’avoir ouvert en animation de dessins animés, avec le colosse du roi de Takicardie, la longue lignée des Grendizer, Mazinger, Giant Robot, Gundam et autres Patlabor.
Plans extraits des Voyages spatiaux de Gulliver (ガリバーの宇宙旅行), réalisé en 1965 par Yoshio Kuroda, pour le compte de la Toei Dôga.
Le robot géant qui poursuit les protagonistes à la fin du film est un évident hommage au colosse de la Bergère et le ramoneur.
(5) Le montage de cette version, intitulée The curious adventure of Mr Wonderbird, n’est pas tout à fait le même que la version française découverte par les compagnons de la Toei Dôga.
Les plans du “peintre officiel” y ont été supprimés. Yasuo Ôtsuka fait référence au “coup de coude [du Roi] à son garde” dans le documentaire “Paul Grimault, image-par-image”.
(6) “Horusu no eizô hyôgen” (Animage, 1983). Traduction des quatre premiers sous-chapitres, pages 225 à 230 dans l’ouvrage “Isao Takahata – Cinéaste en animation – Modernité du dessin animé” de Stéphane Le Roux (L’Harmattan, 2009)
(7) « Scénographie et cinématographie du dessin animé : de Toei à Ghibli (1968 – 1988), le parti du réalisme de Isao Takahata et Hayao Miyazaki »
(8) Double DVD édité en 2003 par Studio Canal
(9) Plusieurs personnalités actives alors au sein de la Toei Dôga auraient participé à cette opération. Parmi elle, Osamu Tezuka (cela reste à vérifier) et Sadao Tsukioka, lequel conserve dans son bureau de l’université de Takarazuka, un album de photogrammes extraits de La Bergère et le Ramoneur.
L’initiative a peut-être été renouvelée, au moins une fois, et plusieurs jeux de photogrammes ont pu être tirés.
En attendant que j’en retrouve la date exacte, considérons que cet épisode s’est déroulé entre 1959 (entrée de M. Takahata à la Toei) et 1962 (départ de Tezuka de la Toei).
Voici un extrait des notes prises par Isao Takahata lors de cette séance collective d’analyse de La Bergère et le Ramoneur. Il s’est notamment appliqué à storyboarder schématiquement certaines séquences du film et à reconstituer précisément l’organisation spatiale de la chambre du roi de Takicardie.
(10) Terme exact prononcé à maintes reprises par Isao Takahata lors de l’entretien filmé qu’il m’a accordé en mai 2006.
(11) Paul Grimault, “Traits de mémoire” (Le seuil, 1991, p.47)
NB : la piètre qualité visuelle de ces extraits tient au fait qu’il s’agit non pas de vidéos mais de “boucles” au format “GIF”, incapable de restituer fidèlement la qualité des images d’origine.
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