L’année avait bien commencé pourtant. Jusqu’à ce que je reçoive les deux premiers courriels d’une longue série envoyés par des producteurs de films que je ne connais pas pour m’inciter à voter en faveur de leur poulain respectif, en vue de la prochaine cérémonie des César qui se déroulera fin février (si Dieu, le COVID et Céline Sciamma le veulent bien).
Comment ont-ils obtenu mon adresse mail personnelle ?
Pourquoi me sollicitent-ils alors que je n’ai jamais fait/ne fait pas/n’envisage pas de faire partie des votants de l’Académie des arts et techniques du cinéma ?
La réponse à la première question est tristement déplorable : trop d’internautes, dans le monde de la culture comme ailleurs, ne respectent pas la règle élémentaire de non-transmission à des tiers des adresses mails de leurs interlocuteurs privilégiés, notamment à des fins de lobbying et/ou de marketing. Comme beaucoup, je me retrouve donc dans de nombreuses listes de diffusion sans en avoir jamais émis le souhait. C’est ainsi. Il faut s’y faire. Quelle époque. C’était mieux avant. Y’a plus de saisons, ma bonne dame.
La réponse à la seconde question – impossible à formuler de manière certaine – me donne ici l’occasion de regrouper quelques réflexions personnelles quant à la vanité des grandes opérations de communication que constituent les événements mondains censées éclairer une réalité, si possible, séduisante d’un domaine d’activités prétendument porteur de rêves, d’attractivité et de soft power.
Si je peux aisément admettre l’intérêt commercial de la célébration des œuvres et des individus qui les conçoivent – le cinéma étant avant tout une industrie produisant objets, biens et services destinés à être vendus, bien avant de produire des œuvres d’art susceptibles d’élever les esprits par leur seul existence – je comprends de moins en moins la nécessité de définir des palmarès, de créer des compétitions entre œuvres culturelles ou talents individuels (un non-sens en soi), des compétitions stimulant un esprit de compétitivité, générateur par définition de hiérarchisation, d’opposition et de victoire sur l’adversaire.
Le cérémonie elle-même étant un produit de marketing diffusé sur une chaîne de télévision privée (propriété de qui on sait), laquelle monnaye grassement les espaces publicitaires qui jalonnent la retransmission télévisée pour amortir ses frais de production et idéalement dégager quelques bénéfices ; ce produit ayant besoin, selon les modes de consommation et de médiatisation actuels, de faire parler de lui, avant, pendant et après ; les paillettes ne suffisant plus à garantir une audience minimale à un défilé de célébrités, il faut désormais non seulement du spectacle rythmé mais surtout des provocations, uniques gages des polémiques et du brouhaha médiatique qui va avec. Ces provocations sont artificiellement fabriquées – volontairement ou pas, peu importe – par une mécanique soigneusement pensée (maîtresse ou maître de cérémonie connu.e pour son bagou et son humour, sketches loufoques écrits par une équipe d’auteur.es rompus à l’exercice de la punch line et de la vanne, mélange potentiellement explosif d’institutionnels et de saltimbanques débridés, etc.) et par le contexte d’une caisse de résonance puissante pour toute revendication socio-politique (un gros plan sur le visage de la Ministre de la Culture, stp, Jean-Mi !).
Autrement dit, il s’agit d’un véritable cirque avec projecteurs, trompettes, acrobaties, déguisements, animaux plus ou moins bien dressés et clowneries en tous genres. Si, si, regardez bien !
Une opinion caricaturale ?
Pour en juger soi-même, il est nécessaire de se documenter un peu.
• Consulter d’abord la composition des différents comités d’experts qui pré-sélectionnent les œuvres lesquelles seront ensuite soumises à tous les membres-votants de l’Académie.
Connaissant la compétence et le travail sérieux d’une bonne partie de ces experts, il me semble possible de convenir objectivement de la qualité et de la pertinence des pré-sélections.
• Constater ensuite que pour postuler afin de devenir membre-votant de l’Académie, il faut en faire la demande, remplir des critères d’éligibilité et s’acquitter d’une cotisation annuelle (70 €).
Au 20 décembre 2021, le nombre de membres-votants s’élevait à 4 363 personnes (contre 4 292 ou 4 622, l’année précédente, selon les sources consultées), individus dont la liste n’est pas publique, conformément aux règles de confidentialité fixées par le procédure de vote.
NB : Au passage, ma première question trouve là un autre élément de réponse : à défaut de connaître la liste exacte des votants, l’envoi de « bouteilles à la mer » dans la vague étendue des professionnels du cinéma paraît une solution de fortune un brin naïve.
Mais au fait, combien sont-ils ces professionnels de la profession ?
• Le secteur de l’industrie audiovisuelle, dans lequel figure le cinéma compte entre 210 000 et 250 000 professionnels selon les modes de calcul. Lire par exemple ce communiqué de l’AFDAS (daté de 2018) qui ne tient pas compte, a priori, de toutes les catégories professionnelles liées à l’audiovisuel (presse, éducation, métiers transversaux). D’où mon approximatif « 250 000 ».
Convenir alors que les 4 363 votants de l’Académie représentent une part dérisoire (moins de 2%), et majoritairement parisienne, d’une immensité finalement peu représentée dans la valeur d’un César.
• Se forger à l’occasion une idée assez juste du suivisme avec lequel la majorité des membres-votants déterminent leurs choix, en ayant peu ou pas du tout visionné les œuvres en compétition. Pour ce faire, on peut par exemple se reporter sur quelque analyse critique documentée du fonctionnement des Oscar (sur lequel est calqué, à quelques nuances près, le fonctionnement des César). En 2017, pour expliquer le vote moutonnier systématiquement en faveur des films d’animation américains aux Oscar, le blog Cartoon Brew avait mené l’enquête. Ce dysfonctionnement est relativement peu connu des professionnels bien qu’il soit l’une des causes sous-jacentes des récurrentes remises en question de la crédibilité de l’Académie des arts et techniques du cinéma en France.
Progressivement, les lignes bougent, dans une cacophonie parfois ridicule, mais elles bougent. On le constate particulièrement si l’on regarde le sujet par le prisme de la création animée : en attestent l’exigence de la sélection et du palmarès des courts métrages d’animation depuis l’apparition d’un comité de sélection dédié, l’apparition cette année d’un César des effets visuels numériques actant enfin (un Oscar dédié existe depuis 1939 !) la reconnaissance d’un pan indispensable et toujours plus visible dans l’industrie cinématographique, ou les qualités artistiques des longs métrages sélectionnés.
Je ne suis certainement pas le seul à me demander si l’image médiatique de « la grande famille du cinéma français », renvoyée aux publics qui ne la voient que par le prisme superficiel des César, n’a pas façonné avec le temps une véritable ignorance de la réalité culturelle et économique de cette formidable concentration de talents, de savoir-faire et de créativité qu’est l’industrie audiovisuelle française.
N’est-ce pas cette ignorance qui érode inéluctablement le public des œuvres non-divertissantes dans les salles de cinéma ?
N’est-ce pas cette ignorance qui amenuise l’intérêt générale pour la création artistique au profit du seul divertissement consumériste ?
N’est-ce pas cette ignorance qui empêche la généralisation à grand échelle de l’éducation à l’image, stimuli incontestable de curiosité, d’esprit critique, de compréhension de l’autre, d’élévation spirituelle ?
N’est-ce pas cette ignorance qui décrédibilise durablement le moindre message politique des artistes gesticulant dans le décorum d’une mascarade mondaine ?
Un peu de voyance pour conclure
En exclusivité mondiale, je suis en mesure de dévoiler que le César du long métrage d’animation sera attribué cette année au Sommet des Dieux de Patrick Imbert.
Quant au court métrage (à partir de la liste des films éligibles en 2022), c’est plus flou à ce stade. Pouf, pouf. Mes oracles hésitent entre Souvenir, Souvenir de Bastien Dubois et Empty Places de Geoffroy de Crécy, tous deux déjà largement plébiscités à travers le monde et on-ne-peut-plus en phase avec l’actualité. Précieux de Paul Mas ou Maman pleut des cordes de Hugo de Faucompret feraient aussi des candidats suffisamment consensuels mais peut-être trop déprimant (le premier) et trop long (le second) pour emporter une adhésion massive.
Ma préférence, puisque personne ne me la demande, va à Rivages de Sophie Racine mais les chances d’un film contemplatif de 8 minutes, en noir et blanc, sans dialogues, entre documentaire et chronique ciné-graphique, sont si minces.
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