Pourquoi ça ne prend pas ?

 

En consultant les chiffres de fréquentation des deux derniers longs métrages d’animation français sortis en ce début d’automne 2021, j’ai accueilli avec un mol enthousiasme les bons résultats du Sommet des dieux de Patrick Imbert ; avec amertume mais sans surprise, j’ai déploré les catastrophiques résultats de La Traversée de Florence Miailhe.

Parallèlement, il se trouve que j’ai pris le temps – certes très tardivement – d’écouter le numéro de septembre 2020 de l’émission radiophonique « Bulles de rêves » d’Alexis Hunot, consacrée à l’exploitation des films d’animation en salles de cinéma. J’ai été ravi d’entendre une parole finalement assez rare, que ce soit dans les médias, dans les instances de gestion et de coordination de l’action culturelle sur le terrain, voire au sein même de l’entre-soi du cinéma national. Les deux exploitant.es de région parisienne invité.es dans cette émission y évoquaient, entre autres, la politique contre-productive de la plupart des distributeurs indépendants de films d’animation, l’éternelle assimilation du registre cinématographique animé comme un mode d’expression exclusivement adressée aux jeunes publics, et le rôle très mésestimé bien que providentiel de « l’éducation à l’image » dans la carrière et la rentabilisation de la plupart des longs métrages français d’animation d’auteur.
Les facteurs avérés de cette déconsidération généralisée du cinéma d’animation dans son ensemble sont innombrables et interconnectés. Pour ma part, je suis désormais convaincu que le premier d’entre eux est sémantique. Je l’explique dans cette page : l’appellation même de « cinéma d’animation » est un boulet, une étiquette réductrice et en voie d’obsolescence, une expression auto-centrée et introvertie qui nie la nature éminemment transversale et englobante de ce registre de création, et entretient de fait la subordination de cette dernière aux autres modes d’expression artistique.

Sans volonté de faire la leçon à qui que ce soit, ni prétention de détenir les solutions à une situation complexe jusqu’au vertige, je tente ici, à toute fins utiles, une synthèse vulgarisatrice et sans doute incomplète des principaux freins à l’émancipation médiatique de la création animée et à sa reconnaissance, par-elle même en premier lieu, en tant qu’art entier et discipline majeure du 21e siècle.

 

Les freins culturels

Qu’on le veuille ou non, et bien que cette situation s’améliore nettement, le cinéma d’animation demeure, dans l’esprit du grand public et des médias prescripteurs de culture, le sous-genre d’un « vrai cinéma » de la prise de vues en continue avec de « vrais paysages » et de « vrais acteurs » dedans.
De multiples facteurs continuent d’alimenter, intentionnellement ou pas, cet état de faits. Ceux-ci vont de la négation du figuratif dans l’art dit « contemporain » financé et cautionné par les instances culturelles nationales et territoriales, à la résignation conformiste des créateurs d’œuvres commerciales (longs métrages, séries, clips, pubs) au préjugé tenace – et en partie fondé sur une réalité indiscutable – selon lequel une œuvre d’animation « grand public » doit obligatoirement être plus ou moins destinée aux jeunes spectateurs et accessoirement à leurs parents, pour être bénéficiaire, sinon amortie.
Parmi d’autres causes et conséquences concrètes de cela, (comme le soulignait avec justesse, Dominique Mulmann, en charge de la programmation « jeunesse » au Trianon de Romainville dans l’émission d’Alexis), sauf rares exceptions, ce sont principalement les personnels des salles de cinéma affectés à la programmation jeunesse et scolaire qui couvrent les festivals d’animation dont le premier d’entre eux, le festival d’Annecy. Personnels qui se trouvent être rarement décisionnaires et généralement non-prioritaires en matière de programmation globale de leur établissement.

Les réponses apportées par l’ensemble des « professionnel.les de la profession » pour inverser cette situation insatisfaisante ?
Si l’on ne peut que se féliciter d’une réelle maturité de la création et de la production d’œuvres animées, et de la multiplication exponentielle d’œuvres adressées exclusivement à des publics ados-adultes, on admettra que « la profession », lorsqu’elle se mobilise pour, prétendument, « sortir l’animation de son ghetto culturel », agit de manière totalement désordonnée et infantile.
Le cinéma d’animation n’aurait-il pas finalement la crédibilité artistique qu’il mérite ?

Quoi qu’il en soit, notre rapport collectif aux cultures populaires évoluent radicalement depuis la base et contamine lentement mais sûrement les sphères décisionnaires qui mesurent avec de plus en plus d’acuité la réalité avérée du levier, sinon culturel, socio-économique puissant que représente la création animée pour la vitalité, l’image et le rayonnement d’un territoire, qu’il soit communale, régional ou national. L’augmentation significative des aides publiques territoriales directement fléchées vers la création animée (cinéma, audiovisuel, interactivités, effets spéciaux, réalités étendues) en est une manifestation encore plus évidente depuis le démarrage de la crise COVID, au cours de laquelle l’un des secteurs du divertissement culturel les moins affectés aura été précisément la création animée (narrative et ludo-interactive) et au cours de laquelle les audiences des chaînes de TV et autres plateformes de contenus ont gonflé anormalement sur toutes les cases de programmes « jeunesse », majoritairement monopolisées par les contenus animés.

Les freins structurels

Produire et réaliser des films toujours plus créatifs et innovants est l’apanage de la production française mais encore faut-il que ces œuvres rencontrent leurs publics.

Le réseau français de salles de cinéma est indéniablement l’un des plus vastes et des plus protéiformes du monde.
Le tissu de salles de cinéma est à la fois constitué :
– de multiplex (structures privées appartenant à des groupes, disposant de plusieurs écrans offrant majoritairement une programmation « pop-corn » de pur divertissement, situées en périphérie ou au cœur des grandes agglomérations) en partie financés par les recettes publicitaires (la demi-heure de spot avant chaque film),
– de réseaux de salles indépendantes – de gestion privée ou publique – de dimension moyenne (2 ou 3 écrans en général),
– de petites salles, souvent « mono-écran », situées principalement en périphérie de petites agglomérations ou en milieu rural, gérés par des municipalités et/ou des associations de bénévoles,
– de réseaux de projections itinérantes, principalement en milieu rural où l’offre de salles de cinéma est quasi-inexistante.
Cette « exception française » est un motif de fierté qui ne doit pas occulter une réalité de terrain bien moins idyllique.

Cette diversité de configurations, la plupart des producteurs, distributeurs de films et, dans une moindre mesure, des instances régionales (même si elles s’en défendent), s’en fichent plus ou moins. Pour le dire dans des termes moins clivants, la véritable transversalité n’existe quasiment pas entre la création, la production, l’éducation (enseignement, formation inclus) et la diffusion des œuvres, dans les quatre volets de déploiement de l’action des pouvoirs publics en matière de création, en l’occurrence ici « animée » (cinéma, audiovisuel, contenus ludo-interactifs et immersifs).
Si les œuvres que ces sociétés financent et diffusent sont présupposées des succès probables (réalisateurs et/ou acteurs bankable, œuvres primées dans des festivals prestigieux, unanimité de la presse), les exploitants de salles, quelle que soit leur taille et leur modèle économique, se voient imposer les mêmes contraintes, souvent insupportables. Contraintes que l’on peut résumer ainsi : « tu veux mon film ? Alors, donne lui toute la place aux dépens des autres films. Tu ne peux pas, tant pis pour toi, tu pourras l’avoir en quatrième semaine ». C’est-à-dire une fois que les plus grosses structures disposant d’un grand nombre d’écrans auront bien essoré le potentiel de spectateurs d’un même territoire.
Cette attitude, jadis réservée aux multinationales nord-américaines, gagne désormais des sociétés de production et de distribution bien plus modestes. N’importe quel exploitant de bonne foi peut en attester.

Les freins conjoncturels

L’offre concurrentiel habituelle – hors période de crise COVID, par exemple – tourne toujours clairement à l’avantage des grosses machines hollywoodiennes, lesquelles, ne l’oublions pas, agissent en parfaite connaissance de leur pouvoir comme des locomotives dynamisant tout le box office français. Autrement dit, un épisode des franchises « Marvel » ou « James Bond », même le plus mauvais, rapporte indirectement beaucoup d’argent à l’industrie du cinéma français.
Le modèle de production et de diffusion dominant étant basé sur un marketing et une communication médiatique de grande ampleur, l’existence en salles de sa concurrence cinématographique oblige, au pire, les autres films en exploitation à adopter les mêmes règles offensives (récits consensuels et fédérateurs, divertissement familiale spectaculaire, campagne de communication invasive), au mieux, à se reposer sur les circuits et dispositifs labellisés (« Art et essai », « Recherche et découverte », « Jeune public », « Patrimoine et répertoire ») lesquels contraignent les salles qui les détiennent à privilégier les œuvres labellisées aux « rouleaux compresseurs » (blockbusters). Néanmoins, toutes les exploitations pouvant prétendre à diffuser tous les films, les grosses machines rapportant le plus de spectateurs et de recettes, le juste équilibre est le lot quotidien des programmateurs de salle, lesquels travaillent souvent pour plusieurs salles sur un même territoire et/ou sur une même ville et jonglent en permanence pour satisfaire alternativement tout le monde. Vous suivez ?

Ce qui fera finalement la différence et la plus-value pour le spectateur sera, outre la qualité de l’accueil et le confort de la projection, tous les petits extras que l’exploitant pourra proposer, sur la durée, pour fidéliser autant que possible un nombre suffisant de publics permanents pour garder son budget à l’équilibre.
Pour le cinéma d’animation, peut-être plus que pour le cinéma « live« , précisément parce que ses publics, majoritairement jeunes, sont des éponges curieuses, les effets de cet accompagnement sur la durée se manifestent aujourd’hui clairement par l’augmentation significative de la « tranche d’âge des 25-49 ans accompagnés ou non d’enfants » (considérée par le CNC notamment) dans le public des films d’animation. Une tranche d’âge malheureusement encore peu sensible aux propositions esthétiquement singulières comme La Traversée.

Les freins éducationnels

Si les inscriptions d’enseignants aux dispositifs d’éducation à l’image connaissent depuis septembre 2021 une très forte augmentation, c’est peut-être en partie grâce à une récente prise de conscience de la richesse et de la singularité des films proposés dans ces dispositifs.
Comme pour beaucoup d’autres longs métrages, c’est probablement en rejoignant l’un de ces dispositifs que La traversée rentrera un tant soit peu dans ces frais, mais sans avoir rencontré le public mature auquel ce film se destinait. Cette rencontre manquée et malheureusement parfaitement prévisible résulte, j’en ai bien peur, d’une inculture artistique générale qui se traduit par une inappétence pour toute œuvre non-conforme aux codes visuels et narratifs des productions de masse. Si l’on ajoute à cela le climat dépressif ambiant depuis le début de la crise COVID, lequel a considérablement favorisé le repli chez soi et l’envie de récits rassurants, on comprend aisément que les divertissements faciles soient privilégiés aux propositions esthétiques originales traitant des drames liés à la migration des peuples opprimés.

Ce constat pourra sembler sévèrement pessimiste mais j’ai bien peur qu’il ne souffre d’aucune contradiction statistique à ce jour.
Pour quantité de raisons sociologiques et politiques, l’éducation à l’Art, l’éducation à l’image, l’éducation aux médias, sont des enjeux non-prioritaires en dépit des bénéfices indiscutables qu’elles produisent. Les avancées avérées dans ces domaines sont conséquentes mais demeurent insuffisantes, voire dérisoires, face à l’ampleur de la tâche.

Iconographie :
– en-tête : extrait du film La traversée
article : croquis de recherche et modèles de référence pour l’animation

 

anima