Ne nous voilons plus la face, à l’exception des initiés (et encore), personne ne comprend spontanément ce que désigne le terme “animation”.
Dans les milieux administrativo-bureaucratiques, on pense d’abord à la “modération, l’encadrement de groupes”, notamment de jeunes personnes en contexte péri-scolaire, voire à l’organisation d’événements et d’ambiances.
Faites le test. Entrez dans une agence de France Travail et dites que vous voulez travailler dans l’animation. Vous ne serez pas déçu(e)s.
Les textes ci-dessous brassent différentes définitions existantes et autres considérations lexicales. Ils appellent à dépasser les entraves – imprécisions sémantiques, anglicismes jargonnants, conservatismes auto-centrés, … – qui contribuent à réduire l’art de l’animation à un mode d’expression mineur.
A bon entendeur.
Deux définitions schématiques du terme “animation” extraites de dictionnaires
D’après le “Trésor de la langue française” :
“Procédé qui permet de donner l’impression du mouvement à des dessins ou à des poupées, grâce à la photographie image par image de gestes, d’attitudes ou de situations successives.”
Selon le Larousse :
“Toute méthode consistant à filmer image par image des dessins ou des marionnettes qui paraîtront animés à l’écran.”
Dans les deux cas, ces assertions fabriquées dans les années 50 et 60 ne sont pas satisfaisantes pour au moins trois raisons :
1° l’usage des termes “filmer” ou “photographie” induit le recours à un procédé de captation mécanique. Or la reproduction visuelle du mouvement est possible grâce d’autres procédés non-mécaniques, depuis des temps nettement antérieurs à l’invention de l’appareil photographique et de la caméra.
2° Limiter la pratique de l’animation aux seuls “dessins” et “poupées” (“marionnettes”, physiques ou virtuelles) revient à faire l’impasse sur les innombrables autres médiums auxquels peut recourir une animatrice ou un animateur.
3° La fonction de l’écran comme unique réceptacle de l’image mouvante est là aussi très réductrice.
Deux définitions plus abouties
D’André Martin
” Le terme d’animation définit toute composition de mouvement visuel procédant d’une succession de phases calculées, réalisées et enregistrées image par image […] , quel que soit le système de représentation choisi […], quel que soit le moyen de reproduction employé […], quel que soit enfin le procédé de restitution du mouvement.”
(Cité par Pascal Vimenet, in “Dictionnaire du cinéma”, Ed. Larousse, 2001)
De Norman McLaren
” L’animation n’est pas l’art des dessins qui bougent mais l’art des mouvements dessinés.
Ce qui se passe entre chaque photogramme est beaucoup plus important que ce qu’il y a sur chaque photogramme.
L’animation est par conséquent l’art de manipuler les interstices invisibles qui sont entre les photogrammes.”
(Cité par Georges Sifianos, in “Esthétique du cinéma d’animation”, Ed. Cerf – Corlet, 2012)
Dans le premier chapitre de sa thèse « Langage et esthétique du cinéma d’animation », thèse de Doctorat de nouveau régime, Philosophie, Paris 1, (1988), Georges Sifianos développe une réflexion très poussée à partir de la définition de McLaren, la complétant par une reformulation ultérieure du cinéaste de sa propre définition :
” Pour l’animateur, la différence entre chaque photogramme successif est plus importante que l’image qui se trouve sur chaque photogramme pris isolément. Elle est le cœur et l’âme de l’animation. Le graphisme, quoi que très important aussi, n’a qu’une importance secondaire.
L’animation est par conséquent l’art de manipuler les différences entre les photogrammes successifs ou l’image sur chaque photogramme. (Et elle ne devrait pas se confondre avec l’excellence du graphisme en lui-même.)”
(Cité par Georges Sifianos, in “Esthétique du cinéma d’animation”, Ed. Cerf – Corlet, 2012)
Outre son acuité extraordinaire, j’aime cette définition car elle rapproche l’animation d’une autre forme de représentation séquentielle, à savoir les bandes dessinées à propos desquelles on oublie – ou ignore – que les interstices entre les cases possèdent, dans des proportions bien supérieures, une fonction similaire à celle des interstices entre les photogrammes d’un film animé. Le lecteur de ces bandes dessinées ayant à combler, consciemment ou non, ces espaces vides d’une somme infinie de projections personnelles. Les chercheurs et scientifiques parlent de “kinesthésie” ou de “proprioception”.
Art autonome
En janvier 1962, dans le Bulletin de liaison de l’Association Internationale du Film d’Animation (ASIFA), le graveur, cinéaste et grand théoricien de l’animation, Alexandre Alexeieff, répond aux questions suivantes :
“A -Certains critiques, certains réalisateurs de prise de vue directe affirment que le Cinéma d’Animation constitue un Art autonome, le huitième art, en quelque sorte. Partagez-vous ce point de vue ?
1) sinon à quoi attribuez-vous le fait que le Cinéma d’Animation soit généralement jugé sur un autre plan que le cinéma de prise de vue directe et qu’il soit relativement mal connu ?
2) si oui, comment définissez-vous la spécificité de l’une et de l’autre forme de cinéma ?
” A) L’Animation est un ART AUTONOME.
Film direct : production de documents d’analyse photomécanique de spectacles réels en vue de leur reproduction par la synthèse cinématographique.
Animation : création de mouvements purement fictifs par la synthèse cinématographique.”
(Cité par Dominique Willoughby, in “Écrits et entretiens sur l’art et l’animation (1926-1981)”, Ed. Presse universitaires de Vincennes, 2016)
Peut-on expliquer ce qu’est l’animation en une courte formule ?
Je ne suis pas sûr.
Cependant, confronté par le passé et encore aujourd’hui à la gageure d’avoir à résumer en quelques secondes à un auditoire de néophytes ce qu’est l’animation, à quoi ça sert et les plus-values apportées par les compétences de l’animateur, j’utilise parfois ceci :
“L’animation est l’art de créer des mouvements artificiels plausibles“.
Bien entendu, cette formule appelle des précisions, en particulier sur le terme “plausible” (“que l’on peut admettre ou croire parce que vraisemblable“), que je fournis avec plaisir, si on m’en laisse le temps, ou que je laisse à la réflexion générale le cas échéant.
Accessoirement, cette même formule permet de répondre à la question “qu’est-ce qui fait une bonne animation ?”
Contrairement à la croyance collective, une “bonne” animation n’a rien à voir avec sa “fluidité” (mouvement sans à-coups), “son “réalisme” (sa ressemblance avec la réalité physique), sa facture plus ou moins sophistiquée.
Une animation peut être estimée réussie quand elle produit une émotion, forte ou insignifiante, chez le spectateur qui la reçoit.
Ce qui est déjà énorme et, pour le coup, littéralement magique.
“Dessin animé” ou “dessins animés” ?
Doit-on utiliser l’expression “dessin animé” au singulier ou au pluriel ?
Pour ce qui me concerne, j’ai tranché après d’interminables débats avec moi-même, lorsque je travaillais sur l’organisation de l’exposition “Emakimono, dessins animés du Moyen Âge” (développée en partenariat avec le Studio Ghibli et le musée Idemitsu) entre 2007 et 2010.
L’expression au singulier me paraît contredire plusieurs évidences :
• le dessin peut être “animé” (doté d’une âme) sans pour autant représenter la décomposition d’un mouvement,
• la réalisation d’une animation dessinée nécessite au moins deux dessins (thaumatrope),
• la tournure générique “dessin animé” est totalement insatisfaisante car réductrice, voire fallacieuse dans la mesure où elle “trompe sur la marchandise”, la plupart des “dessins animés” présentés comme tels aujourd’hui n’ayant qu’un rapport très éloigné à l’art du dessin.
Ainsi, j’en suis arrivé à privilégier la formulation “film de dessins animés” avec l’usage systématique du pluriel.
C’est un peu plus long, mais cela présente l’énorme avantage d’être clair et précis pour dissocier ainsi “les films de marionnettes animées”, “les films d’images de synthèse animées”, les “animations de photographies”, etc.
J’aime aussi utiliser l’expression “dessin d’animation”. Patrick Barrès la légitime ainsi : “[…] elle souligne les modes d’expression variés du dessin et la dimension du projet, dans la mesure où elle conjugue les ressorts poïétiques [du processus de création aux rapports de l’auteur à son œuvre, ndr] du dessin et ses développements poétiques, et où elle prend en compte les articulations entre ces deux registres. Le “dessin d’animation” intègre les différences pratiques du dessin, le dessin suivant le dispositif de l’animation directe sous caméra et le dessin animé, la saisie image par image d’éléments dessinés sur un même support ou sa captation sur des supports différents. Ces catégories graphiques du cinéma d’animation ne se réfèrent donc pas à des formes spécifiques du cinéma d’animation. Elles caractérisent les conduites créatrices et les développements poétiques, qui sont organisées autour de propositions “dessin”.
(in “Les expériences du dessin dans le cinéma d’animation” – “Traits d’invention du dessin d’animation”, L’Harmattan, 2016, p.114)
En espérant que ces mises au point contribuent un tant soit peu à l’éradication des raccourcis qui pullulent dans le champ lexical des journalistes/critiques/commentateurs paresseux, raccourcis tels que “le dernier dessin animé de Pixar”.
J’ajoute enfin à ces tergiversations sémantiques qu’il me paraît primordial de franciser et de vulgariser autant que possible les anglicismes qui sont légion dans ce domaine car je suis de plus en plus convaincu que ce jargon contribue fortement à maintenir la pratique de l’animation dans son relatif ghetto.
Quelques exemples, à toutes fins utiles :
• animatic : brouillon de film
• layout : maquette de plan
• character design : modélisation de personnage
• lipsync : mouvements de bouches à synchroniser
• rigging : armature virtuelle ou “squelettage” (d’une modélisation 3D)
etc.
Problèmes posés par le terme “cartoon”
Depuis ses origines, ce mot anglophone désigne une caricature sous la forme d’un dessin.
De par leur dimension frontalement caricaturale, les films de dessins animés produits en quantité industrielle aux États-Unis dans la première moitié du 20e siècle, furent désignés ainsi.
Par extension, et considération de ce qui apparaissait peu à peu comme une codification propre, cartoon est devenu le terme générique pour identifier les comédies burlesques animées de court métrage conçues comme avant-programmes des séances de films de long métrage aux États-Unis (les cartoons de Tex Avery, les cartoons de Chuck Jones, les cartoons d’UPA, etc).
Si cette appellation est toujours admise aujourd’hui dans le monde entier, elle semble ne pas être toujours utilisée en parfaite conscience de la portée symbolique qu’elle véhicule.
Deux exemples :
• l’ouvrage encyclopédique de l’historien italien Giannalberto Bendazzi, (publié pour la première fois en 1988) encore considéré comme une référence ultime, s’intitule “Cartoons – Cent ans de cinéma d’animation”. Ce qui, outre l’argument strictement commercial du titre court et vendeur aux oreilles des publics anglophones, est contradictoire avec l’ambition de l’ouvrage de célébrer la diversité du cinéma animé mondial.
NB : Au printemps 2016, Giannalberto Bendazzi a publié une version augmentée et actualisée de “Cartoons”, intitulée “Animation – A World History”.
• Le lobby européen “Cartoon”, émanation du “Plan Média” de la Communauté européenne, censé fluidifier le développement de la production continentale, arbore le terme qui définit le modèle vis-à-vis duquel la production européenne entend promouvoir ses différences.
Ce choix lexical pose un problème de fond concrétisé par une appréhension très réductrice du poids culturel et économique que représente le secteur professionnel de l’animation en Europe, aux yeux des publics extérieurs au microcosme des initiés, c’est-à-dire à des milliards de spectateurs potentiels.
Des esprit grognons voient même dans l’usage du terme “cartoon” un conformisme insidieux quasi-inconditionnel à un modèle économique dominant.
On l’aura compris, derrière ce terme anodin et rigolo se cache la principale source des maux de l’animation en tant qu’art : une déconsidération médiatique dont le confinement à un registre (au mieux, infantilisant, au pire, potache) demeure le principal corollaire, comme l’absence d’une remise en question de son modèle économique de référence malgré l’inadaptabilité de ce dernier aux nouvelles formes de productions indépendantes, et son incapacité à définir clairement les singularités qui font ses forces.
Méfaits de la bureaucratie culturelle
En France – en Europe et peut-être plus largement au-delà, qui sait – les œuvres de création cinématographique et/ou audiovisuelle sont catégorisées avec trois termes.
Un projet déposé dans le cadre d’une commission de soutien sera étiqueté comme “fiction”, “documentaire” ou “animation”. Cette aberration, maintenue par défaut et, c’est un point de vue très personnel, par ignorance, incompétence, voire désintérêt pour la question, favorisent malentendus et déconsidérations à différents degrés. Elle contribue, de manière bien plus prégnante que les institutions culturelles (CNC, agences régionales qui en dépendent, …) veulent l’admettre, à maintenir, voire à neutraliser, les œuvres animées dans une sorte sous-registre de création.
La majorité des œuvres cinématographiques animées relèvent de la fiction, c’est-à-dire du récit imaginé. Une quantité croissante de productions animées sont de véritables documentaires ou revêtent un caractère documentaire affirmé. Autrement dit, ils investissent le champ du réel et proposent de nouvelles façons de l’appréhender.
Ces termes de classification correspondent ni plus ni moins à des “cases” bureaucratiques qui ont pour méfait collatéral de pénaliser les projets et les œuvres terminées à fort caractère hybridé (films expérimentaux multimédias, récit mélangeant fiction, images d’archives et séquences animées, par exemple) et à freiner la pourtant inéluctable domination prochaine des contenus animés dans le paysage audiovisuel mondial.
Pour un changement d’appellation
“Animation”, “cinéma d’animation”, “image animée” sont des termes et expressions insatisfaisantes.
Trop absconses, trop réductrices, trop imprécises, ces appellations ont aussi le fâcheux inconvénient de cloisonner les registres artistiques et industriels qu’elles qualifient ainsi depuis des décennies dans un rapport de filiation, de subordination, d’infériorité, voire les trois à la fois, vis-à-vis du cinéma de vues continues et des autres modes d’expression artistique.
Et ce, bien que la chronologie historique, la diversité de production ou une sérieuse propension à l’innovation visionnaire, appellent un position inverse : parenté, autonomie, supériorité, globalité.
L’art de l’image-par-image doit occuper la place qui est la sienne dans le langage courant.
Choisir d’adopter l’appellation, plus représentative et plus ouverte, de “création animée”, revient à placer cette dernière dans un rapport égalitaire, vis-à-vis de la “création musicale”, de la “création numérique”, de la “création artistique”. Mieux, l’usage de l’appellation “création animée” invite à invoquer ses nombreuses ramifications – pluridisciplinaires, hybrides, transversales – jusqu’à déduire (faire déduire) sans trop d’efforts sa nature intrinsèquement englobante !
La création animée pour les nuls
Voici une proposition de “charte” rédigée en mars 2015 pour le compte de “Normandie Animation”, le réseau régional des professionnel/les de la création animée, que j’ai fondé et présidé jusqu’en 2023. Cet humble manifeste – inspiré par une tentative un peu plus radicale de Theodore Ushev – évolue sensiblement avec le temps.
La création animée, c’est bien plus que du cinéma !
C’est pourquoi il est si difficile de figer ce registre artistique dans une définition qui soit ni réductrice, ni confinée à un genre ou à une approche technique.
Les postulats suivants peuvent cependant aider à cerner la géographie de son territoire aux frontières mouvantes et les motivations des individus qui choisissent la création animée comme moyen d’expression.
1° La création animée est un art cinétique doté d’un langage universel dont les origines quasiment avérées remontent à la Préhistoire.
2° Si la création animée peut être « industrielle » (publicités, séries tv, longs métrages) et représente un poids économique important (la France est régulièrement troisième au rang mondial des producteurs de contenus animés), elle est aussi « artisanale » et nourrie par des auteurs/artistes indépendants.
3° La création animée est l’un des rares modes d’expression artistique qui embrasse et absorbe toutes les pratiques créatives existantes : écriture, dessin, peinture, sculpture, musique, architecture, spectacle vivant, sciences, programmation informatique, …
On trouve la création animée dans les domaines d’activité suivants :
• la photographie (« cinémagraphe » documentaire et publicitaire, archives, chronophotographie artistique),
• l’illustration (jeunesse, publicitaire, éditoriale),
• les bandes dessinées (BD interactive, “turbo-média” ou “webtoon”),
• le cinéma (cinéma d’animation, cinéma hybridé, documentaires, effets spéciaux)
• le graphisme (design appliqué, motion design, web design, design d’objet, mapping, interfaces-utilisateurs),
• les jeux vidéos (de consoles, « ludification » pédagogique, serious games),
• l’imagerie scientifique (médicale, archéologique, astrophysique, industrielle),
• la valorisation des héritages culturels (réalité augmentée de muséographie, contenus immersifs/3D relief, web-documentaires),
• le spectacle vivant (théâtre, danse, performances, VJaying),
• les arts plastiques (installations, land art, street art),
• les arts numériques (generative art, contenus multimédias, web création),
• la communication commerciale (publicités, vidéo-clips, affichage dynamique).
4° La création animée est partout : dans les espaces publiques urbains et ruraux, dans les salles de cinéma, dans les galeries d’arts, dans les festivals, sur l’Internet, sur les téléphones et autres objets connectés, dans les supports publicitaires.
5° Art de l’hybridation par nature – des médiums et des médias – la création animée ignore la discrimination.
6° A l’avant-garde de l’imagerie dynamique, la création animée expérimente, anticipe et influence, le fond et la forme de l’environnement audiovisuel humain.
7° La création animée est plus que jamais la première voie d’entrée vers la cinéphilie. A ce titre, son rôle dans l’éducation des publics à l’appréciation et à la compréhension des images et des sons est déterminant.
Images d’illustration extraites des films :
• Fuji de Robert Breer (1973)
• Hare-Breadth Hurry de Chuck Jones (1963)
• Free Radicals de Len Lye (1958)
• The Wrong Trousers de Nick Park (1993)
• Le nez d’Alexandre Alexeieff et Claire Parker (1963)
• Rooty Toot Toot de John Hubley (1951)
• Kaguya-hime no monogatari d’Isao Takahata (2013)
• Le tout petit Faust d’Émile Cohl (1910)
• Pan With Us de David Russo (2003)
• Ties de Dina Velikovskaya (2019)
• 90° de Jules Janaud, Raphaël Martinez-Bachel et François Roisin
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