Revue des longs métrages d’Annecy 2020

 

Le long métrage occupe une place grandissante dans la programmation du festival d’animation et il est fort probable, qu’un jour, cette catégorie aura vampirisé toutes les autres. C’est pourquoi il me semble utile d’en relativiser l’importance aux yeux de celles et ceux, nombreux, qui continuent de considérer ce format comme l’accomplissement ultime de tout cinéaste d’animation ou comme le summum de la créativité ciné-graphique. Ce qui est très très loin d’être le cas.
Dans leur écrasante majorité, les longs métrages d’animation produits à travers le monde sont des œuvres formatées pour rencontrer un succès commercial susceptible de compenser autant que possible l’important coût financier nécessaire à leur fabrication, à leur promotion et à leur diffusion nationale et/ou internationale.
Sachant cela, les compétitions « Officielle » et « Contrechamps » d’Annecy me semblent d’emblée biaisées dans la mesure où elles organisent une concurrence déséquilibrée entre des œuvres d’art exigeantes et des produits de grande consommation. Ce qui contribue de fait à invisibiliser aux yeux des publics non-initiés – beaucoup de monde donc – toutes les œuvres en compétition à l’exception de celle qui remporte le pompon et le label qui va avec. Vous me direz : « c’est le principe d’un festival ! » Certes mais quand il n’y en a qu’un qui fait référence aux yeux des publics français et mondial, on doit a minima s’interroger.

J’ai cherché à synthétiser ci-dessous ce que nous apprennent les compétitions annéciennes 2020 des tendances de la production internationale de long métrage. Les avis exprimés se sont forgés à partir de critères d’évaluation subjectifs mais possiblement partageables par le commun des spectateurs :
a) l’histoire racontée présente-t-elle un intérêt à être suivie jusqu’au bout ? Est-elle racontée de manière compréhensible, de sorte à captiver l’attention du spectateur – souvent jeune – et à lui transmettre des émotions ?
b) L’esthétique du film, c’est-à-dire autant son apparence que la manière dont toutes ses composantes audio-visuelles interagissent à l’écran, est-elle soignée, cohérente avec le récit, voire originale vis-à-vis des productions que je connais ?
c) Ce film satisfait-il ma sensibilité personnelle ? Rassasie-t-il ma curiosité ? Me procure-t-il du plaisir ? Nourrit-il mon imaginaire ? Me pousse-t-il à réfléchir ?
d) Me donne-t-il envie de le programmer et de le défendre avec enthousiasme devant des publics avisés ou néophytes ?

Sur ces simples bases d’évaluation, voici donc ce que j’ai retenu des longs métrages que j’ai pu visionner intégralement ou partiellement en juin dernier. En effet, plusieurs films n’étaient accessibles que sous forme d’extraits plus ou moins longs, augmentés, sinon remplacés, par des montages promotionnels de type « making of », pour ne pas nuire à la future exploitation des œuvres annoncées pour le dernier trimestre 2020.

Extrait de The Nose or the Conspiracy of Mavericks d’Andreï Khrjanovski

 


 

Compétition officielle

Allez savoir pourquoi, j’ai commencé le festival d’Annecy par Lupin III – The first de Takashi Yamazaki.
D’emblée, la veste rouge du cambrioleur lubrique m’envoyait un mauvais signal que les douze minutes de film accessibles et l’interview du réalisateur ont corroboré. (J’ai pu visionner le film intégralement depuis et confirmer mon premier avis).
Si la facture de cette énième resucée des aventures du personnage-culte de Monkey Punch est de qualité très honorable (le rendu photoréaliste des paysages et des engins de toutes sortes est parfois impressionnant), je ne peux m’empêcher de déplorer son animation maniérée, à la croisée du pire de la japanim’ standardisée et de l’animation américano-européenne façon Gobelins. A savoir, la surenchère de takes (tics d’expressivité exagérés) déclinés à toutes les sauces, un design trop lisse pour être honnête (le Tintin de Splielberg et Jackson n’a pas fini de faire des émules), un acting conformiste à l’excès visiblement conditionné par le cahier de charge de la comédie familiale à la fois respectueuse des attentes du fan moyen de Lupin et regardable par des petits nenfants du monde entier. Quant au scénario… Passons.
Le réalisateur, habitué des adaptations grandiloquentes de classiques de la culture pop japonaise, justifie ce dépoussiérage aseptisé en images de synthèse par une farouche « volonté d’accentuer l’expressivité des personnages« . Une, voire deux séquences attestent de son objectif atteint.

Extrait de l’une des premières séquences de Lupin III – The First de Takashi Yamazaki

 

Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary de Rémi Chayé a remporté la timbale suprême. Nous ne saurons qu’à partir du 14 octobre prochain* si le public valide cette récompense. Le montage qui nous était proposé est très prometteur. La sincérité, l’enthousiasme réel, l’intégrité, la modestie de Rémi Chayé sont toujours aussi contagieuses, et contrastent avec le melon hypertrophié de certain(e)s de ses homologues venus à l’animation par caprice. Suivez mon regard.
On retrouve avec joie dans cette production une grande partie des artisans talentueux qui avaient œuvré sur Tout en haut du monde (2015), ses décorateurs et « metteurs en scène » notamment. La technique d’animation 2D (vectorielle, retouchée, étayée par quelques modélisations 3D discrètes) a été poussée à un niveau supérieur pour servir royalement le sens aigu de la composition scénique de Chayé, savoir-faire qui a sauvé du naufrage bien des films (de Jean-François Laguionie et de Tomm Moore, pour ne citer que les plus célèbres).
Calamity est incontestablement un grand film de dessins animés à la hauteur de ses références cinématographiques prestigieuses. Les publics visés pourront s’en emparer sans risque de déception. Et son distributeur l’a bien senti, en imposant, selon une stratégie offensive discutable, aux salles de cinéma – y compris aux plus fragiles – des contraintes d’exploitation aussi « extravagantes » que celles dictées par les rouleaux-compresseurs hollywoodiens, au mépris des salles mono-écran et des contingences du réseau « art et essai » grâce auquel ce même distributeur a prospéré. Business is business. Les chiffres du box office lui donneront-il raison ? Pas sûr.

Recherche graphique pour Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary de Rémi Chayé

 

Les dix minutes accessibles de 7 days war de Yuta Murano préfigurent un film sans grand intérêt sinon celui d’un divertissement à bon compte qui ravira les adeptes les moins exigeants de l’animation japonaise standardisée. C’est une production dans la veine mélodramatico-cul-cul-la-praline des blockbusters sur-évalués de Makoto Shinkai : une facture de très haut niveau, un scénario conformiste et truffé de stéréotypes récalcitrants (machistes notamment), une romance pour adolescents attardés à la musique mielleuse électro-pop tout à fait adaptée, une recette « agro-alimentaire » à l’huile de palme toujours plus indigeste pour ma flore intestinale, qui en a pourtant vu d’autres.
Il faudra bien, tôt ou tard, qu’on apprenne aux spectateurs occidentaux à repérer les ingrédients de cette formule pourtant grossière que l’on continue de nous resservir, bien réchauffée au micro-ondes, chaque année, aux dépens des nombreuses œuvres plus audacieuses produites au Japon. La formule, prioritairement mercantile, rapporte de l’argent mais contribue à entretenir l’image culturelle appauvrie et réductrice de l’animation japonaise aux yeux du grand public. Qui s’en soucie vraiment ?

Décor de 7 days war de Yuta Murano

 

Le Petit vampire de Joann Sfar est reparti bredouille d’Annecy et c’est heureux.
Avant le festival, j’avais pu visionner une version inachevée du film entier, laquelle m’avait laissé, comment dire, assez sceptique, en particulier sur la sincérité de ce projet qui a tout du produit dérivé artistiquement fainéant. Le qualificatif pourra paraître brutal mais je l’assume compte tenu de l’incontestable talent de raconteur et de graphiste de Sfar, et de ses innombrables positions moralisatrices contre toutes les sortes de facilités artistiques. Or, Petit Vampire nous impose un design lourdaud et policé s’intégrant assez mal dans des décors certes soignés mais tout droit sortis d’une usine à dessins animés pour cases » jeunesse » matinales.
Le ton du film, l’humour de ses dialogues interprétés par des comédiens « bankables », composent un écran de fumée peu efficace pour faire passer une vessie pour une lanterne. Peut-être qu’en rajoutant  le Père Noël dans ce récit… Rendez-vous au bureau des pleurs en fin d’année.

 

Très au-dessus de la mêlée, Kill It and Leave This Town de Mariusz Wilczynski est un assemblage de tableaux originaux, surréalistes, mélancoliques, désabusés et politiques, qui dépeignent un monde vulgaire et dégoutant, au bord de l’agonie. Un hasard, sûrement.
Ce long métrage est l’œuvre d’un homme-orchestre (scénario, dialogues, design, décors, animation, réalisation) à l’art décomplexé et mégalomaniaque. Mélangeant les dessins au graphisme brut et des éléments découpés hétéroclites, Wilczynski construit un univers faussement grossier, constitué de volumes et des perspectives très originales, un univers d’une cohérence remarquablement maîtrisée qui atteint son apothéose dans un lent traveling-arrière final d’une poésie radicale.

Plan final de Kill It and Leave This Town de Mariusz Wilczynski

 

Nahuel and the Magic Book de Germán Acuña est un bon divertissement pour le jeune public. Très marqué par ses références à l’animation japonaise télévisuelle, il fait montre toutefois d’une une singularité indéfinissable qui augure de productions à venir bien meilleures. Le récit ne brille pas par son originalité, il cède par moments au pathos mais laisse au générique final un sentiment de plaisir auquel les enfants du monde entier accèderont sans mal.
Le vaste continent sud-américain peine depuis toujours à développer une production pérenne de longs métrages d’animation de qualité. Et ce, en dépit du fait historique oublié que le long métrage animé y est né, vingt ans avant le Blanche-Neige de Disney. La sensible multiplication des œuvres originales qui parviennent jusqu’à nous depuis une décennie laisse entrevoir les frémissements d’un épanouissement qui ne demande qu’à rayonner au-delà des océans. Revoyez Le garçon et le monde d’Alê Abreu.

Décor extrait de Nahuel et le livre magique de Germán Acuña

 

J’ai déjà dit tout le bien que je pense du dernier long métrage d’Andreï Khrjanovski, The Nose or the Conspiracy of Mavericks (Le nez ou Le complot des non-conformistes). Lui accorder le grand prix eut permis d’espérer l’exploitation en salles françaises d’une œuvre cinématographique totale, accessoirement susceptible de montrer aux médias et à un large public l’incommensurable potentiel cinématographique de l’animation. Sans parler de l’écho politique qu’un prix international eut donné à cette allégorie du Stalinisme – dont l’un des fondements fut l’anéantissement de toute forme d’audace artistique – allégorie qui résonne malheureusement bien au-delà de la société poutinienne.
Plastiquement parfait, narrativement inventif quasiment à chaque plan, le film entrecroise brillamment fiction et documentaire, adaptation littéraire et manifeste de résistance, métaphore de la schizophrénie du cinéma, simultanément art devenu majeur et conscient de l’être, et outil radical de propagande (les figures de Dmitri Chostakovitch en emblème de ce paradoxe) destructrice des consciences et des corps.

The nose confirme la tendance accentuée du traitement des traumatismes collectifs par le biais du long métrage d’animation. Le tombeau des lucioles d’Isao Takahata a ouvert précocement la voie en 1988. Valse avec Bachir d’Ari Folman en 2008 y a associé les dimensions autobiographique et documentaire. Funan de Denis Do en 2018 s’est honorablement emparé du génocide cambodgien perpétré par les Kmers rouges. Mi-octobre, arrivera Josep, le long métrage d’Aurel, en partie consacrée à la vie des réfugiés espagnols dans les camps de concentration français. Le festival d’Annecy 2020 nous en a fourni deux autres exemples remarquables : True North (ci-dessous) et The Town, long et téméraire court métrage chinois de Bao Yifan.
Le rythme va s’accélérer dans les prochaines années, je m’en réjouis.

Terrible mosaïque finale du film d’Andreï Khrjanovski

 


 

Compétition Contrechamps

 

Luxuriance accidentelle du rebus aqueux translucide de Dalibor Barié (Croatie) est une caricature de film d’animation. Bavard, composite, désordonné, non-animé, ce très très très très long court métrage expérimental, aux enjeux esthétiques et narratifs abscons, est à l’image de son titre, maladroitement poétique et peut-être aussi foncièrement égocentré. Barié a en effet écrit, animé, mis en musique, monté, réalisé son œuvre en oubliant ses spectateurs.

Lava d’Ayar Blasco (Argentine) est un film de potaches, sans prétention autre que celle de faire rire à peu de frais.
Son esthétique, ses mouvements trahissent un amateurisme sauvage qui agit sur mon enthousiasme comme une décharge électrique salutaire.
Tous les écrans sont piratés, c’est l’apocalypse ! Des chats géants envahissent le monde, les gens meurent de leur addiction au smartphone. On jubile, forcément.
« Lava », une BD underground prophétise tous ces fléaux. Les tatoueurs sont les élus ! Eux-seuls peuvent sauver l’humanité.
On ne le répètera jamais assez, un film, animé ou non, n’a pas besoin d’être parfait esthétiquement et techniquement pour être bon, du moment qu’il raconte une histoire qui se tient, fut-elle des plus absurdes du début à la fin.

Les chats-envahiseurs de Lava d’Ayar Blasco

Beauty Water de Kyung Hun Cho (Corée du Sud)
On le constate depuis deux bonnes décennies, les pays d’Extrême-Orient qui environnent le Japon (Chine, Taïwan, Corée en tête) tentent sans grand succès de développer des projets susceptibles de rivaliser avec les standards les plus élevés de l’animation nippone. Ce mimétisme, conséquence simultanée de la sous-traitance massive des productions japonaises en territoires périphériques moins regardants sur les droits du travail et de velléités bassement commerciales de bonne guerre, conduit presque systématiquement à des ratages, tantôt honorables copies, tantôt nanars. Beauty Water se situe sur une ligne de crête entre les deux, oscillant aléatoirement d’un côté et de l’autre.
On sait le sujet de l’obsession pour la perfection physique au cœur des préoccupations de la société sud-coréenne et l’aubaine qu’il constitue pour les cinéastes, d’animation en particulier, dont la métamorphose est un élément de langage courant. Néanmoins, le choix du « thriller-horrifique-qui-vire-au-gore » n’est probablement pas le plus pertinent pour remuer les consciences déjà convaincues. Formellement, la grande laideur du film confine à la grossièreté.

Old Man de Mikk Mägi et Oskar Lehemaa (Estonie)
Là aussi, je ne répète pas mes précédents compliments à l’égard de cette comédie foutraque mais maîtrisée.
Mais, bon sang, que la comédie burlesque se fait désirer à mesure que la production mondiale gagne en maturité !
Rendez-nous les gags désopilants et les éclats de rire contagieux !
« On ne plaisante pas avec le gag ; on se mesure à lui et on l’assume » écrivait Robert Benayoun à propos de Tex Avery. Qu’en déduire de la production internationale actuelle ?

My Favorite War de Ilze Burkovska-Jacobsen (Lettonie, Norvège)
Ce Persepolis balto-scandinave, selon le raccourci utilisé lors de sa sortie à Riga, est l’œuvre des jeunes studios sur lesquels reposent les espoirs d’une industrie émergente de l’animation lettone.
De ce territoire cinématographique animé, on sait peu de choses à l’exception des productions désuètes, en stop motion, du studio Animacijas Brigade. Récemment, on a pu apercevoir entre deux confinements l’étonnant Ailleurs de Gints Zilbalodis (primé dans cette même compétition « Contrechamps » d’Annecy en 2018), premier long métrage d’animation conçu de A à Z (par une seul personne) grâce au moteur de rendu en temps réel, technologie issue du secteur des jeux vidéo en passe de révolutionner la fabrication et les coûts du cinéma contemporain.
My favorite war, j’y reviens, souffre certes de quelques faiblesses, en terme d’écriture et de rythme, mais l’ensemble est suffisamment captivant pour apprécier sans trop d’efforts le récit autobiographique de l’autrice-réalisatrice, de son conditionnement par les jeunesses communistes à son intégration laborieuse mais finalement réussie. D’où l’analogie avec le film de Marjane Satrapi.

Extrait de My Favorite War de Ilze Burkovska-Jacobsen

The Shaman Sorceress de Jae-huun Ahn (Corée du Sud)
Malgré sa belle facture, je ne suis pas du tout rentré dans ce film. J’espère le revoir dans d’autres conditions.

True North de Eiji Han Shimizu (Japon, Indonésie)
Autre récit autobiographique d’un déracinement violent qui éclaire, non sans un certain misérabilisme, les atrocités commises par le régime nord-coréen sur sa propre population.
Étrangement, les images de synthèse aux polygones apparents s’oublient rapidement et font même sens, dans cette peinture dramatique d’une société aux angles saillants et désespéramment obtus.

On-gaku : notre rock de Kenji Iwaisawa (Japon)
C’est le film punk que j’attendais le plus dans cette compétition. Les quelques minutes présentées ne m’ont pas déçu mais elles ont été clairement insuffisantes pour évaluer les tenants et aboutissants de l’œuvre, au-delà du parti-pris simpliste du design et de l’animation – dont le recours au rotoscope m’a semblé particulièrement pertinent. J’ai cru y reconnaître la veine, popularisée par Masaaki Yuasa, du récit kaléidoscopique et foutraque et la fraîcheur d’une jeune génération de cinéastes d’animation nippons bien décidée à dynamiter les standards de son colossal héritage industriel.

Extrait d’On-gaku : notre rock de Kenji Iwaisawa

 

 

 

anima