Voilà plus d’un an, le réalisateur français Benoît Chieux a attiré mon attention – je l’en remercie à nouveau chaleureusement – sur les hommages plus ou moins discrets aux grands cartoonists nord-américains du début du 20e siècle dans l’œuvre de Hayao Miyazaki, tout en précisant : « mon intention est moins de chercher à connaître les sources d’inspiration du réalisateur japonais […] que de chercher à comprendre quels sont ses liens de filiation avec d’autres auteurs, de quelle manière concrète il se réapproprie leurs univers et pourquoi le fait-il. »
Ces citations me permettent aujourd’hui d’engager un début d’exploration du passage progressif d’une forme d’art à une autre, à la faveur d’une convergence partielle de leur grammaire respective et à l’initiative de personnalités pionnières conscientes de toucher du doigt un langage universel surpuissant. Cet article me donne aussi l’occasion de questionner, en filigrane, la notion très relative d’inspiration.
Dissémination trans-continentale
L’histoire de la narration visuelle en continue est aussi ancienne que l’histoire de l’Art. On le (re)découvre peu à peu.
Dans la seconde moitié du 19ème siècle, en Europe puis aux États-Unis et au Japon, le développement et la démocratisation massive de formes d’expression populaires telles que l’illustration, les bandes dessinées et les films de dessins animés, développement favorisé par l’explosion de l’édition et de la presse, ont constitué à leur manière la synthèse d’un patrimoine graphique universelle façonné à travers les âges par toutes sortes d’influences, dispersées d’un continent à un autre, au gré des vents géo-politiques et commerciaux de la mondialisation des cultures. Un processus qui a atteint son paroxysme aujourd’hui au point de nous faire oublier son antériorité et son caractère éminemment naturel.
Il faut étudier l’Histoire des échanges transcontinentaux et bien sûr l’Histoire spécifique de certains territoires pour mesurer par quels mécanismes relativement banals des éléments culturels ont pu pénétrer profondément et durablement la culture de peuples radicalement différents jusqu’à être totalement assimilés. Que ce soit à la faveur de mouvements migratoires, d’échanges commerciaux, d’épisodes colonisateurs, d’affinité pour des productions humaines, matérielles ou intellectuelles, ou à la faveur de simples coïncidences, la plupart des objets connus sont le fruits de croisements et d’inspiration plus ou moins directes, plus ou moins lointaines, favorisées par l’archivage, la collection et à la mise à disposition publique. Ce n’est donc pas un hasard, si l’explosion créative musicale et visuelle est stimulée par les riches centres urbains où sont fondés les grandes bibliothèques et les grands musées, comme la Smithsonian Institution de Washington DC, dont les collections transversales constituent l’un des principaux viviers de l’inspiration créative nord-américaine.
Ce n’est pas non plus un hasard, si l’ère Meiji (1856-1915) propulse en quelques décennies le Japon de la féodalité à la modernité industrielle par absorption exacerbée de pans entiers de cultures occidentales. Ce n’est pas un hasard, si la plupart des pays d’Europe peuvent se prévaloir d’une diversité culturelle extraordinaire, factrice de rayonnement international, d’attractivité territoriale, voire de soft power (puissance de séduction) diplomatique et économique.
Et quoi de plus puissant que l’image (fixe, animée, narrative ou non, sonore ou muette) pour abreuver de sensations extra-ordinaires les esprits curieux de tous les recoins de la planète !
Trois inspirateurs plausibles
Voici les clins d’œil ou « convergences de vue » que m’a proposées Benoît Chieux.
Dans les trois cas, il s’agit d’extraits de film (plans ou motifs récurrents) réalisés par Hayao Miyazaki, confrontés à des planches de bandes dessinées publiées dans la presse étasunienne au tout début du 20e siècle, planches scénarisées et dessinées par trois cartoonists (dessinateurs de caricatures, parallèlement cinéastes, illustrateurs, peintres et/ou écrivains).
Winsor McCay (1869 – 1934)
Impossible de résumer ici la biographie et le rôle majeur de Winsor McCay dans l’art du 20e siècle. Son héritage artistique est encore revendiqué au 21e siècle.
Extrait de la planche du 7 avril 1907 de « Little Nemo in Slumberland » pour le New York Herald
Extrait de l’épisode Le trésor de la mer de la série TV « Sherlock Holmes », storyboardé et réalisé par Hayao Miyazaki en 1982/83
McCay recycle son gag dans la planche du 30 janvier 1910 de « Little Nemo in Slumberland » pour le New York Herald.
L’affrontement a lieu cette fois entre des dirigeables. Tiens, tiens…
Lyonel Feininger (1871 – 1956)
Cet artiste pluridisciplinaire était fortement marqué par les arts graphiques européens. Il effectua l’ensemble de ses études en Belgique, en France et en Allemagne, où il réalisa ses premières caricatures humoristiques.
Extrait de la planche de la série « Wee Willie Winkie’s World » dessinée par Lyonel Feineger et publiée en octobre 1906.
Le texte présente la situation du petit Willie Winkie marchant de nuit sous la pluie à l’approche de ce qui s’apparente d’abord à un monstre et s’avère finalement n’être qu’une rame de tramway.
Doit-on encore préciser l’origine de la scène dont sont extraits ces plans ?
Gustave Verbeek (1867 – 1937)
On notera que Gustave Verbeek est né et a vécu une bonne partie de son adolescence au Japon, en plein bouleversement de l’ère Meiji.
Extrait d’une planche de « The Terrors of Tiny Tads » de Gustav Verbeek, publiée entre 1905 et 1914 et son fameux « hippopautomobile »
D’autres véhicules hybrides extraits de la série des Tiny Tads qui évoquent spontanément certaines inventions miyazakiennes
Miyazaki in Slumberland
Jusqu’ici personne, à ma connaissance, ne semble avoir interrogé Hayao Miyazaki quant à la possible filiation de son œuvre avec celle des cartoonists américains du début du 20e siècle ou restitué des propos de sa part l’attestant. Néanmoins, au-delà des « images-ricochets » présentées ci-dessus, qui ne demeurent que de fortes présomptions non-confirmées, il est possible de postuler quelques éléments factuels, de mon strict point de vue absolument incontestables.
Le premier d’entre eux est la position de précurseur de Winsor McCay dans l’histoire du cinéma. Après Émile Reynaud qui ouvre la voie dès 1892 et Émile Cohl qui fixe les principes fondamentaux du film de dessins animés à partir de 1908, McCay est le premier à placer les limites de cet art nouveau au-delà de la schématisation caricaturale en appliquant au cinéma image-par-image toutes les techniques du dessin classique, qu’il maîtrise avec une facilité insolente : métamorphoses élaborées, animation de personnages à l’anatomie sophistiquée ou d’objets géométriques et mécaniques en perspective, animation « réaliste » d’éléments naturels (vagues, pluie, nuages, vent), reconstitution historique à prétention « documentaire »…
C’est-à-dire à peu près tous les ingrédients récurrents de la recette miyazakienne.
En 1983, Hayao Miyazaki participe temporairement au projet de long métrage adapté de « Little Nemo in Slumberland » pour le studio TMS. Il réalise principalement des recherches graphiques et scéniques. Cet projet ambitieux, initié en 1982 par le producteur Yutaka Fujioka, implique aussi Isao Takahata et plusieurs de leurs compagnons de route fidèles. Les deux premiers se désolidarisent successivement de l’équipe de production en raison des divergences artistiques avec les coproducteurs américains. Yoshifumi Kondo prendra un temps la relève. A ses côtés, Kazuhide Tomonaga (storyboard/e-konte, supervision de l’animation, animation-clé), Nizô Yamamoto (directeur artistique/décors), Nobuo Tomizawa (animation-clé) et Atsuka Tanaka (animation-clé) constituent le cœur de l’équipe de réalisation d’un premier pilote, terminé en six mois en 1984.
En 1987, un second pilote réalisé par Osamu Dezaki avant le lancement d’une production qui aboutira deux ans plus tard.
Maintenant que la filmographie de Miyazaki est connue de tous dans son intégralité, il est assez facile de s’entendre sur les enjeux fondamentaux qui semblent, dans l’œuvre fondatrice de Winsor McCay, représenter pour le cinéaste japonais la plus forte inspiration, enjeux que le film raté Little Nemo : Adventures in Slumberland de Masami Hata et William t. Hurtz (1989) élude magistralement. Ce n’est pas tant l’exubérance fantaisiste des mises en scène spectaculaires de McCay qui influence Miyazaki mais bien l’équilibre ténu et maîtrisé entre une certaine forme de réalisme (domestique, notamment) et une poésie mélancolique teinté d’humour. Cet équilibre – matérialisé par une imbrication floue entre le monde quotidien de Nemo et celui de ses rêves – est déjà quasiment effacé dans le pilote de Kondo, inexistant dans celui de Dezaki.
La scène nocturne de l’arrêt de bus dans Mon Voisin Totoro est incontestablement un emblème autant qu’une métaphore de cet équilibre.
La maestria zélée de McCay, conscient de son génie artistique et de son savoir-faire technique, est aussi très probablement le carburant de l’ego miyazakien.
La confrontation permanente, telle un challenge à relever, avec la difficulté est omniprésente. Qu’il s’agisse de déformer à l’extrême les perspectives, de recourir aux effets d’accumulation jusqu’à envahissement total du cadre, du lyrisme aérien (ce nouveau « monde flottant »), du goût pour les monstres visqueux, vise le sublime… sur des dessins fixes et animés.
Mon interprétation à l’idéalisme assumé : Miyazaki a été animé, et l’est probablement encore, par la déclaration désabusée de Winsor McCay. « J’ai créé un art et vous en avez fait un business, c’est regrettable ! » Tous les films peuvent être lus à l’aune de cet épitaphe !
Pourquoi Miyazali se réapproprie ces œuvres ? Probablement par revendication de l’héritage autant que par pure passion pour l’Art du dessin en mouvement.
D’autres cinéastes-prétendants à l’héritage de Winsor McCay ?
Ils sont probablement innombrables, aux États-Unis plus qu’ailleurs. Fantasia des studios Disney n’est-il pas une suite de séquences démonstratives citant explicitement la plupart des courts métrages de Winsor McCay ?
De manière moins flagrante, l’héritage de McCay et de ses coreligionnaires cartoonists se retrouve dans le travail de Bill Plympton. Que ce soit dans la vivacité de son trait, dans la fantaisie débridée de ses dessins animés ou dans sa farouche indépendance vis-à-vis de l’industrie nord-américaine du film d’animation.
En 2012, Bill Plympton s’est attelé à la restauration de The Flying House de Winsor McCay (1921).
De son côté, Richard Williams a choisi plutôt de se focaliser sur la prouesse technique sensationnaliste, jusqu’à en oublier la cohérence scénaristique de ses œuvres. Voir les articles de ce blog concernant The Thief and the Cobbler ou le documentaire de Kevin Schreck, Persistence of Vision.
Extrait de la planche du 18 avril 1909 de « Little Nemo in Slumberland » pour le New York Herald
Épaulé par Roy Naisbitt (maquettiste et dessinateur des décors dynamiques), Williams signe un remarquable hommage à McCay
dans la mémorable séquence de poursuite entre le cordonnier et le voleur dans le long métrage inachevé The Thief and the Cobbler (1964-1992).
Plans extrait de Raggedy Ann & Andy : A Musical Adventure, réalisé par Richard Williams en 1997
Image d’en-tête : extrait d’un dessin de Martin Klötzel réalisé vers 1695 sur le cortège de déesses et dieux païens à la cour de Saxe (Dresde).
Ci-dessous : extraits de la planche du 5 août 1906 de « Little Nemo in Slumberland » de Winsor McCay pour le New York Herald et de la première adaptation animée de ses propres personnages en 1911.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.