Le samedi 24 mars dernier avait lieu au Forum des Images une rencontre historique avec le cinéaste russe Youri Norstein. A cette occasion, une séance fut dédiée à sa relation culturelle avec le Japon où son cinéma, via un nombre conséquent d’initiatives enclenchées dès le début des années 70, est particulièrement célébré.
Je vous recommande vivement de pousser la lecture de cette captation vidéo jusqu’à son dernier quart, au cours duquel Youri Norstein s’exprime sur l’éthique qui guide son travail en revenant en détails sur les débuts houleux (c’est un euphémisme) de la co-production avec la France de son long métrage inachevé Le Manteau. Ce passage est retranscrit ci-dessous.
> visionner la rencontre au Forum des Images
> reportage en russe sur Le manteau (1ère partie)
> reportage en russe sur Le manteau (2)
> reportage en russe sur Le manteau (3)
La retranscription des propos de Youri Norstein, reformulée à partir de leur traduction in situ :
Une question lui est posée de la salle à propos de la coproduction à partir de 1982 du long métrage Le Manteau avec le CNC, Arte et France Animation
« C’était il y a plus de 20 ans, sur une proposition de Jack Lang, alors ministre de la culture. A cette époque, je ne savais rien de ce qu’étaient l’économie de marché et le capitalisme. J’étais donc très content de cette proposition d’autant qu’on me proposait 500 000 $ et je pensais qu’avec cet argent, il me serait possible de tout faire. Mais j’ai rapidement déchanté et ce ne fut pas aussi harmonieux qu’espéré. Notamment parce qu’il n’était pas question de me donner de l’argent mais plutôt de me fournir des équipements.
Nous avions bien sûr signé un contrat mais lorsque nous avons commencé à le mettre en œuvre, j’ai compris que je m’étais fait piégé.
Il est vrai que d’un point de vue contractuel, tout était fait en bonne et due forme mais pour moi, l’important n’étant pas de me conformer aux règles de ce marché ou aux règles juridiques, l’essentiel était avant tout d’accomplir mon travail en cohérence avec mes idées.
D’après ce contrat, tous les équipements devaient être français. Or j’espérais, une fois la somme promise obtenue, pouvoir acheter des équipements allemands de bien meilleure qualité. J’ai dû accepter les matériels français à contre cœur et à peine avions-nous monté cette table de travail [installation de type « multiplane » personnalisée et configurée pour ce tournage hors normes, ndr] nous avons rencontré des problèmes.
En général, je n’aime qu’on m’impose des conditions ou qu’on m’oblige à faire quelque chose. Dans ce contexte de coproduction, il nous fallait toujours nous référer à la partie française en cas de problème, comme lorsque nous avons dû changer la caméra. Mais les coproducteurs français prenaient des décisions sans nous consulter, aussi lorsque nous recevions les matériels imposés, nous devions constamment les adapter à nos besoins auxquels ils n’étaient pas du tout conformes.
Il y eut donc beaucoup de petits problèmes et malentendus de cet ordre, et finalement, en 1993, je crois, je suis venu en France pour annoncer que j’arrêtai cette coopération. J’ignore comment cela s’est terminé du point de vue juridique mais pour ma part, cela ne m’intéressait plus.
En russe, nous avons un proverbe qui dit : « les bonnes intentions créaient un chemin pour aller vers l’Enfer ». Et je vais vous donner un exemple pour illustrer ce que j’essaye de vous dire.
Lorsque nous avons réalisé le film Le petit hérisson dans le brouillard, [en 1975, ndr], nous n’avons pas eu la possibilité d’utiliser la table de tournage dont nous souhaitions disposer. Nous nous sommes alors débrouillés avec les moyens du bord, en fixant la caméra de manière rudimentaire au-dessus des différents niveaux de la multiplane… Il me semble qu’en Europe personne depuis ces cinquante dernières années n’a tourné un film avec des équipement aussi rudimentaires. Mais c’est justement ce système très basique, très primitif, qui nous a permis de faire dans ce film des choses que nous n’aurions jamais pu produire avec un système plus sophistiqué. Et d’ailleurs quand je racontais la façon dont ce film a été tourné personne ne voulait croire qu’on puisse réaliser un film d’animation avec des équipement aussi basiques. Cependant, ce système correspondait à l’esprit du film et à l’objectif que je m’étais fixé. Et c’est le plus important pour moi. Toute la technique est secondaire. En revanche, le sens, l’essence de la création est primordiale. Les équipements peuvent être anciens ou primitifs, peu importe, l’essentiel c’est qu’ils soient adaptés à la sophistication de l’idée qui est derrière la création. A contrario, des processus très sophistiqués servent souvent à créer des choses qui sont peu intéressantes.
A l’époque, je ne connaissais pas les notion de « producteur », et je n’avais pas de patron ou de chef dans mon studio de travail et tout à coup j’ai réalisé que j’avais face à moi une force inconnue. On ne me voyait plus comme un artiste mais comme une unité de fabrication de film. Au même moment, je ne sais plus si c’était avant ou après la fin de l’ère soviétique, mais les conditions de travail étaient extrêmement difficiles. Et je pense que si nous avions eu à l’époque plus de marge de manœuvre financière, nous aurions pu faire d’autres choses. La nouvelle caméra qu’on me proposait était pire que celle dont je disposais avant. Mais il nous fallait s’adapter aux nouveaux équipements car nous n’avions plus le choix. Nous ne pouvions plus en changer.
Je ne peux pas rentrer dans tous les détails mais je dirais en résumé que nous ne correspondions pas l’un à l’autre. Il est sans doute possible que de nombreux malentendus aient pu être aussi de ma responsabilité.
Toutefois, je reste convaincu que les meilleures conditions de création que j’aie connues étaient celles de l’Union Soviétique. Il y avait un financement étatique, avec d’excellentes conditions de production, dont un grand studio où chacun pouvait réaliser ce qu’il voulait. Et je peux vous affirmer qu’aucun de mes films, ni Le hérisson dans le brouillard, ni Le Conte des contes n’auraient jamais pu être conçus à l’étranger. Si j’avais travaillé sous l’égide d’un producteur, celui-ci ne m’aurait pas lâché ; il aurait voulu tout contrôler, tout vérifier et je n’aurais pas pu lui expliquer ce que je faisais et la nature de mon travail sur Le manteau. Pour la simple et bonne raison que ce travail ne ressemblait à rien de ce que j’avais fait avant et de ce qui était créé ailleurs dans le monde entier. Un travail dont la technique très basique nous permettait d’atteindre le résultat que nous recherchions. Voilà toute l’explication. »
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.