Cette « terrible insulte à la vie »

Pause.
Rembobinons, svp !

La profusion soudaine sur l’Internet d’images artificiellement générées, travestissant photographies et vidéos en imitations grossières du « style » du Studio Ghibli, a provoqué une avalanche de commentaires contrastés jusque dans les chaumières. Ailleurs, là où les sujets de l’intelligence artificielle générative (IAG), de la propriété intellectuelle, du suivisme moutonnier des utilisateurs béats de ChatGPT, sont discutés plus ou moins sérieusement, quantités de contre-vérités ont été écrites et débattues. Dans le foutoir des réseaux sociaux comme dans les médias plus traditionnels, les opposants à l’IAG ont relayé la même phrase, attribuée à Hayao Miyazaki (cofondateur du Studio Ghibli), lequel aurait de cette manière qualifier le recours à l’IAG d’insulte à la vie elle-même.
De fil en aiguille, cette pseudo-parole d’Évangile, déviée de sa cible originelle, a de surcroît été propagée par des experts en IAG appliquée à l’imagerie, voire par des critiques de cinéma d’animation, tantôt pour en contester la pertinence, tantôt pour en relativiser le sens, quand ce ne fût pas pour l’instrumentaliser, mais presque toujours sans en avoir vérifier la teneur réelle.
Aussi, en attendant que des journalistes sérieux prennent la peine de le faire mieux que moi, il me semble opportun de préciser ici, à toutes fins utiles, ce qui a vraiment été dit, dans quel contexte et ce que critiquaient exactement les propos de Hayao Miyazaki.

 

 

Le contexte

En 2015 ou 2016 (assurément pendant la production du court métrage d’animation Boro, la petite chenille), un petit groupe de représentants de la société Dwango Co. Ltd, emmené par son dirigeant, Nobuo Kawakami, est venue au Studio Ghibli (à Koganei, grande banlieue de Tokyo) pour présenter ses travaux en matière d’animation en images de synthèse (3D*, pour aller vite) assistée par l’IAG.
A l’issue de leur démonstration, Hayao Miyazaki et Toshio Suzuki, les deux dirigeants historiques du studio, ont recadré sévèrement les jeunes entrepreneurs.
La séquence a été filmée, nécessairement saucissonnée au montage, et figure à la fin du documentaire Hayao Miyazaki, the never-ending man (que l’on pourrait traduire par « L’homme qui ne s’arrêtera jamais »), réalisé par Kaku Arakawa, sorti au Japon en novembre 2016 et parvenu dans les salles françaises en janvier 2019.

La démo de Dwango présentait des modélisations 3D entraînées avec l’intelligence artificielle selon un modèle d’apprentissage (deep learning) capable de générer des mouvements humanoïdes, absurdes mais anatomiquement/physiquement plausibles, comme ramper au sol en se servant de sa tête. Kawakami argumentait que ces expériences numériques pourraient être utilisées pour des jeux vidéos de zombies et que le recours à l’IAG permettrait ainsi de créer une dimension horrifique dépassant l’imagination humaine.

 

 

La réaction de Hayao Miyazaki

Le visionnage des monstrueux déplacements insensés de personnages difformes a manifestement troublé le cinéaste japonais qui a réagi en évoquant l’un de ses amis, handicapé au point d’éprouver les plus grandes difficultés à se mouvoir comme à taper dans la main d’une autre personne. La sentence cinglante de Hayao Miyazaki coupait alors l’élan du démonstrateur, « C’est une insulte terrible à la vie et ne critiquait donc pas l’usage de l’IAG mais la représentation grotesque des corps désarticulés qui lui était montrée, représentation jugée arbitrairement irrespectueuse de la douleur des personnes atteintes de handicaps physiques lourds.

L’interpellation de Toshio Suzuki

La séquence tendue se termine par une question posée par Toshio Suzuki à l’un des représentants de Dwango « quel objectif visez-vous avec cette technologie ? »
La réponse fuse : « une machine qui crée des images comme le ferait un humain« .
La séquence suivante – encore un effet de montage possiblement discutable – nous montre un Miyazaki à sa table de dessin, le crayon en main, déplorant « j’ai l’impression que nous approchons de la fin des temps. » Réaction conservatrice de vieux monsieur fatigué ? Éclair de lucidité ? Soupir désabusé et décontextualisé ? On n’en saura pas plus.

 

 

Re-visionner cette séquence en 2025, c’est-à-dire 10 ans après qu’elle a été tournée, entendre les paroles aussi injustes que pleines de clairvoyance du cinéaste le plus adulé de la planète, au moment précis où l’humanité vit, avec un volontarisme infantile, via des images copiant son style graphique, la colonisation de ses espaces de création par les programmes robotisés – une nouvelle révolution industrielle, nous dit-on – a quelque chose de vertigineusement pathétique. Ne serait-ce pas plutôt cela, la terrible insulte à la vie qu’invoquait Hayao Miyazaki ?

 

 

* Rappelons d’abord que le terme « 3D » désigne, partout dans le monde sauf en France, la stéréoscopie ou le procédé dit de « 3D relief ».
La 3D, ou plus exactement l’animation d’images de synthèse en trois dimensions, est utilisée par le Studio Ghibli dans certains de ses courts et longs métrages au moins depuis 1997 (dans Princesse Mononoke, par exemple).
En collaboration avec d’autres studios, sous la direction de Goro Miyazaki, Ghibli a coproduit une série (Ronja, fille de brigand en 2014) et un long métrage (Aya et la sorcière en 2020) entièrement animés en « 3D ». Le studio n’est donc pas du tout rétif à son utilisation comme j’ai pu le lire dans des articles ou commentaires par-ci, par-là.

 

 

anima