Dans l’indifférence générale

 

A l’heure où la question n’est plus de savoir si mais quand la « bulle spéculative » des écoles supérieures privées va éclater, il est désolant de constater que ce sujet hautement inflammable n’est pas mieux traité dans les médias généralistes et spécialisées. Lesquels, il est vrai, dépendent en partie de la publicité, directe ou indirecte, payée par le business de l’éducation productiviste mais bon.
Les alertes sont pourtant de plus en plus fréquentes, y compris dans des médias régionaux, comme, pas plus tard qu’hier, sous la plume de la journaliste Maylen Villaverde (France 3 Bretagne). Laquelle emboîtait courageusement le pas de Claire Marchal*, dont l’enquête étendue à tous les domaines de la l’enseignement supérieure corroborait l’enquête spécifique aux métiers de la création animée du collectif Les Intervalles**, laquelle rendait visible de manière très documentée une situation délétère, dénoncée par des « signaux faibles » ou trop isolés pour être pris au sérieux, depuis une bonne dizaine d’années au moins en France.

Tout ce cirque illusoire pourrait se prolonger encore longtemps si le marché de l’emploi national se portait à merveille. Si, pour ce qui concerne le vaste domaine qui nous intéresse ici des industries culturelles et créatives (ICC) – majoritairement axées sur la fabrication d’images et de sons – une double-crise, conjoncturelle et structurelle, ne frappait pas et n’appelait pas depuis 2020 à une reconfiguration complète de tout l’écosystème socio-économique de l’imagerie sous peine d’effondrement.
Prenons le cas, au hasard, de deux secteurs économiques des ICC, les jeux vidéos et l’animation. Le premier est l’industrie du divertissement la plus puissante au monde, loin devant le cinéma et l’audiovisuel. Le second place presque systématiquement la France au troisième rang des pays exportateurs (donc bénéficiaires du soft power inhérent aux contenus exportés) derrière les États-Unis et le Japon. Ces deux secteurs d’activités très largement dépendants des technologies numériques sont affectés par une crise aux causes et aux effets presque similaires. Une crise systémique en grande partie provoquée par un gonflement artificiel de l’offre, disproportionnée par rapport à la demande. Particulièrement résilients, ces deux secteurs reviennent lentement mais sûrement à leur état d’avant-crise, c’est-à-dire à un niveau d’employabilité plus modeste, plus rationnel.
Cependant, la généralisation accélérée des outils d’intelligence artificielle générative à tous les processus de fabrication d’images et de sons réduit chaque année un peu plus les resources humaines nécessaires dans une chaîne de production à caractère industrielle, dans un studio de fabrication pour faire court.
Quand à l’autre extrémité du spectre, l’offre pléthorique d’écoles supérieures privées (onéreuses, au cursus discutables, peu ou pas contrôlées, …) proposant du rêve à renfort de « bachelors » et autres « mastères » qualifiant à peine les élèves au niveau professionnel (euphémisme), continuent de proliférer partout sur le territoire avec la caution voire le soutien financier des pouvoirs publics, et inondent annuellement le marché de l’emploi de plusieurs milliers de diplômés (environ 4 000) pour quelques centaines, tout au plus, de postes à pourvoir sur tout l’hexagone. Le tout pour des métiers techniques qui n’existeront plus à court et moyen termes.
Vous voyez la menace ?

Alors, ce matin, comme chaque année à la même époque de l’ouverture de la chasse aux pigeons, j’ai une pensée pour les lycéens et leurs parents qui se bousculent dans les salons de l’étudiant.
Puissent-ils être moins dupes de ce qui les attend.

 

* « Le Cube – Révélations sur les dérives de l’enseignement supérieur privé » (Ed. Flammarion, mars 2025)
** « Rouages des écoles d’animation : une mécanique curieusement riggée » (Les Intervalles, octobre 2024)

 

Traduction de l’image d’en-tête (extraite du reportage vidéo de l’enquête de France3 Bretagne) :
• « bachelor » : titre commerciale anglophone et générique cachant efficacement un pseudo-diplôme sans valeurs reconnue sur le marché professionnel.
• « images d’animation » : formule un brin pédante qui ne veut strictement rien dire. « Images animées » eut été plus correct.
• « motion design » ou « vidéo-graphisme animé » en bon français, correspond à une sous-catégorie des « images animées ». Autrement dit, « images d’animation et motion design » est un pléonasme.
« Images animées, dont le motion design » eut été plus correct. Mais la novlangue anglicisée jusqu’au ridicule semble plus efficient pour ferrer le poisson.

 

 

anima