Suggestions pour dépoussiérer l’éducation à l’image

 

Du haut de mes 25 ans de contribution active aux différents dispositifs d’éducation à l’image, en Normandie et au-delà, et fort de quelques compétences aussi anciennes en matière d’imagerie et de communication, je soumets ici à la cantonade quelques pistes afin d’améliorer la portée, voire l’efficience, des actions menées au cœur des territoires, au plus près des publics concernés. J’ai eu l’occasion d’expérimenter une bonne partie d’entre elles ou d’en étudier les tenants et aboutissants.
Je me permets ces suggestions constatant le décalage toujours plus criant entre les orientations éditoriales de ces mêmes dispositifs – focalisés de manière quasi-dogmatique sur le Cinéma – et les contenus audio-visuels consommés massivement par les publics, de moins en moins réceptifs à l’œuvre cinématographique et aux appels de la salle de cinéma.
Le problème est complexe et multifactoriel. Je ne prétends pas le résoudre ici et encore moins donner des leçons à qui que ce soit. Je ventile quelques idées, à toutes fins utiles.

[Le contenu de cet article est régulièrement complété et ajusté en fonction des retours reçus et des informations nouvelles portées à ma connaissance.]

 

Rappels de quelques enjeux actuellement peu ou pas pris en compte dans le cadre des dispositifs d’éducation à l’image existants

 

Aller chercher et motiver les publics déconnectés de l’offre culturelle et/ou strictement artistique.
• Pour cela, coller au plus près des habitudes de consommation des publics contemporains, pour les amener ensuite vers l’Art et la Culture.
• Pour cela, favoriser la transversalité des actions entre les registres d’expression et/ou les thématiques connexes (exemples ci-dessous), c’est-à-dire ne mépriser aucune forme d’expression !
Freiner la techno-dépendance des publics (jeunes et moins jeunes) et la « virtualisation » des actions. Deux tendances actuelles et néanmoins contre-productives en terme d’assimilation et de transmission des savoirs. Autrement dit, systématiser la mise en pratique manuelle, l’expérience physique, et non la seule transmission de savoirs théoriques dématérialisés.

S’appuyant sur ces enjeux (non-exhaustifs, ça va de soi), les suggestions suivantes se focalisent sur quelques thématiques et registres de création à explorer sans attendre.
Je laisse les professionnels compétents évaluer la faisabilité (coordination, moyens financiers et humains) de leur mise en œuvre, de mon strict point de vue, tout à fait réalisable à court terme. Non sans quelques prises de risques, je le concède, mais la cause le mérite amplement.

 

 

Pistes prioritaires

 

1. Incorporer la série TV dans les dispositifs d’éducation à l’image existants (École & Cinéma, Collège au cinéma, Lycéens et apprentis au cinéma)
Baser cette intégration sur un corpus de quelques épisodes représentatifs de séries emblématiques, plus ou moins connues.
Approches possibles :
– analyse d’épisode(s) : découpage scénaristique, construction et organisation des arcs narratifs, relations entre les personnages,
– analyse des arcs narratifs à l’échelle d’une saison, voire d’une série entière,
– construction et évolution d’un personnage ou d’un groupe de personnages interconnectés,
– analyse comparative entre des épisodes de séries différentes mais connexes dans leur genre/thématiques/sujets/réalisation,
– analyse comparative de l’épisode d’ouverture d’adaptations d’une même série (appréhension des spécificités culturelles des publics ciblés, des objectifs de diffusion),
– étude de la portée culturelle internationale d’une série à succès.

 

 

2. Éloge de la consommation frustrée
Éducation à la consommation modérée d’œuvres sérielles
– modalités de l’art du feuilleton, les bénéfices de l’attente entre deux épisodes (une frustration constructive),
– comment la série US a résolu le problème de l’entrecroisement entre arcs narratifs feuilletonnesques et unitaires pour la série de longue durée,
– mise en pratique concrète avec des séries peu/pas/plus diffusées.

 

3. Éducation aux cultures populaires contemporaines (pour en finir avec l’élitisme de l’art institutionnalisé)
A partir de l’étude d’un registre d’expression artistique populaire, amener progressivement à l’approche décomplexée d’œuvres d’arts classiques, anciennes et modernes.
Entrées possibles : les super-héros, l’illustration, le manga, les franchises de jeux vidéos, une saga-tv populaire, une franchise-cinéma populaire (brassage et déclinaisons des codes de genre), le vidéo-clip musical, etc.
Si elle se réduit peu à peu indéniablement, la béance entre cultures/pratiques prescrites par les « sachants » et celles connues et appréciées des « apprenants » demeure abyssale.
Les enseignants qui s’emparent avec sincérité de ces sésames voient les relations avec leurs élèves changer du tout au tout.

 

 

4. Systématiser, dès l’école primaire, la sensibilisation aux techniques de communication et de manipulation d’images et d’informations
Formation des enseignants et autres médiateurs culturels au B-A-BA de la communication promotionnelle : composition d’une image, manipulation et trucage de ses éléments constitutifs (photomontage numérique), contextualisation/décontextualisation, mimétisme et formatage, etc.
L’affiche de cinéma est l’un des meilleurs supports pour cela.
Cette proposition relève de la lutte salutaire contre la prolifération des fausses informations et des propagandes de toutes sortes.
Les initiatives dans ce sens se multiplient et connaissent un francs succès ; elles restent cependant assez marginales. On comprend bien pourquoi.

 

 

5. Comment reconnaître une mauvaise série tv et /ou un mauvais film ?
Initiation aux mauvais(es) filmage/montage/mise en scène/scénario : celle-ci relève de l’auto-défense intellectuelle
Sur la base des 20 premières minutes d’un très mauvais film ou d’un « nanar » parodique (par exemple), mettre en évidence par contraste les « ingrédients » d’une œuvre de qualité,
> identification des caractéristiques de la production audio-visuelle strictement commerciale,
> évocation de la caricature, de la parodie, du détournement,
> comparaison de séquences extraites d’une œuvre classique et de l’une de ses plus mauvaises resucées.

 

 

6. Éducation à l’image obscène
J’ai bien conscience des risques encourus mais ce champ d’étude critique est – de mon point de vue – plus qu’indispensable à intégrer dans l’éducation à l’image, voire dans l’éducation nationale.
A minima, je suggère de commencer à y sensibiliser les enseignants.

• Approche didactique et décomplexée des codes de représentation de la pornographie,
> voyeurisme du corps à l’image, rapports de domination, démystification du dogme performatif, caricature et parodie (pour décoincer enseignants et élèves), etc.
• Approche didactique et décomplexée des codes de représentation de l’ultra-violence,
> du thriller au slasher, en passant par le film de zombies et le film de terreur psychologique,
> démystification de la violence à l’écran (trucages numériques, effets de montage), l’art de la mise en scène de la peur.
• Détection et analyse de ses codes de représentation (sexuels, ultra-violents, normés) répercutés dans la série-tv populaire contemporaine.
> Ce dernier point peut servir de fil-conducteur à ce type d’intervention potentiellement périlleuse mais désamorçable par l’humour.

 

 

7. Pratique intuitive du cinéma
Encourager plus encore les ateliers d’initiation à l’image en mouvement en privilégiant les techniques les plus intuitives : animation pré-cinématographique, pocket-films, film « suédés* ».
Celles-ci requièrent un déploiement matériel réduit et favorisent une approche décomplexée et auto-disciplinaire de la création ciné-graphique et filmique.

 

8. Interactivité et cinéma
Les jeux vidéos ne sont plus depuis longtemps des produits de divertissement ludique pour occuper le temps de cerveau disponible. Ils se nourrissent abondamment des codes du récit cinématographiques, les digèrent et les transcendent au point de contaminer l’écriture, la mise en scène, le montage et la réalisation des œuvres cinématographiques et télévisuelles.
Si vous apprenez quelque chose en lisant ces évidences, il est peut-être temps de sortir de votre bulle…
Une quantité non-négligeable de jeux intègrent entre leurs séquences interactives, des « séquences cinétiques » parfaitement « cinématographiques », c’est-à-dire écrite, construites, composées comme de véritables morceaux de films d’animation à l’esthétique fantaisiste ou photo-réaliste. Mieux, le game play (la manière dont le joueur doit mener son expérience vidéo-ludique) de certains jeux constitue une véritable immersion narrative et scénique créant l’illusion d’un film dont le joueur est l’acteur, capable de modifier le cours du récit.

Approches possibles :
– analyse d’un ou plusieurs jeux emblématiques : découpage scénaristique, construction et organisation des arcs narratifs, relations entre les personnages,
– questionnement des notions élémentaires d’interactivité et d’immersivité, de réel et de virtuel, d’hybridation entre le réel et le virtuel (réalités mixtes),
– que projette de lui-même un joueur dans le personnage qu’il endosse au sein un jeu immersif ? (notions d’art dramatique et questionnements philosophiques multiples)
– analyse comportementale collective d’adolescents face à la même séquence d’un jeu (questionnement des notions de réussite, de performance, d’adaptabilité, de compétition, …),
– questionnement sur la violence dans certains jeux vidéos et de ses incidences négatives ou positives sur les comportements humains.

 

Ces quelques pistes découlent de réflexions collectives, de l’observation et du suivi sur plusieurs années, d’expériences diverses menées en France et en Europe.
Elles sont depuis longtemps exprimées ponctuellement par des voies expertes dans leur domaine. Elles s’imposeront tôt ou tard.
A suivre.

 

Images d’en-tête et d’illustration de cet article :
1. Cercle chromatique de 2001, l’odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, extrait de « La couleur des films » d’Alexandre Tournay
2. Extrait de The Wire / Sur écoute, série policière créée en 2002 par David Simon
3. Extrait de The Office, série comique créée en 2001 par Ricky Gervais et Stephen Merchant
4. Extrait de Akage no Ann / Anne des pignons verts, série animée réalisée 1979 par Isao Takahata
5. Extrait de « Peace on Earth », bandes dessinées créées par Paul Dini et Alex Ross
6. Extrait d’une photographie truquée de Adnan Hajj (2006)
7. Extrait de Kung Fury, web création de David Sandberg en 2015
8. Extrait de Libre !, série animée créée en 2019 par Ovidie et Josselin Ronse (visionnage gratuit sur Arte.tv)
9. Extrait du clip « Le désordre des choses » (Alain Chamfort), réalisé par Anthony Gandais et Nicolas Diologent
10. Extrait du jeu vidéo Inside (2016) produit par Playdead
* Films ou séquences de films célèbres, reconstitué(e)s avec les moyens du bord.
Le terme « suédé » provient du long métrage de Michel Gondry Be king rewind.

 

Quelques séries remarquables à voir, à revoir et à étudier
(en complément de celles déjà mentionnées ci-dessus)


The West Wing / A la Maison Blanche, série dramatique créée en par Aaron Sorkin et Felicia Willson

Garth Marenghi’s Darkplace, série comique créée en 2004 par Matthew Holness et Richard Ayoade

The Deuce, série dramatique créée en 2017 par David Simon et George Pelecanos

The Killing, série policière créée en 2007 par Søren Sveistrup

The Crown, série dramatique créée en 2016 par Peter Morgan

The IT Crowd, série comique créée en 2006 par Graham Linehan

Parlement, série comique créée en 2020 par Noé Debré
The detectorists, série mélo-comique créée en 2014 par Mackenzie Crook
Atlanta, série créée en 2016 par Donald Glover
Fleabag, série créée en 2016 par Phoebe Waller-Bridge

 

 

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