Effets de réalité et stop-motion

 

La question paradoxale du « réalisme », ou plus exactement de « l’effet de réalité », dans le cinéma d’animation est à peu près aussi ancienne que l’invention de ce dernier. Elle émerge déjà dans la reconstitution historique dessinée du Naufrage du Lusitania sous la direction de Winsor McCay en 1918. Elle détermine l’orientation vers l’animation de marionnettes de l’entomologiste Ladislas Starewitch, quelques années auparavant, elle jalonne la filmographie de Norman McLaren, elle parcoure toute l’œuvre d’Isao Takahata…
Aujourd’hui, elle taraude plus que jamais les historiens et théoriciens de la création animée et nourrit avec un regard neuf l’interrogation plus vaste encore du réel au cinéma. Cependant qu’un nombre croissant de ciné-artistes, œuvrant en particulier dans le registre de l’animation de volumes (stop-motion), et en particulier de marionnettes, l’intègre à leur narration au sein du scénario ou dans leur dispositif de tournage.
Coïncidence, imitation ou tendance profonde  de l’animation contemporaine, plusieurs productions récentes font état d’un usage concomitant d’au moins deux des procédés qui participent de cette reconstitution du réel : la mise en abîme de l’acte d’animation et l’effet de « caméra à l’épaule ».

 

Principe de la mise en abîme de l’animation par elle-même

Il interpelle subtilement le spectateur, quel que soit son âge, sur la vie propre des personnages animés. En adoptant des comportements aussi profondément humains que le patient et chronophage tournage image-par-image, les marionnettes ne font pas que singer des attitudes et des gestes, elles questionnent leur propre raison d’être de marionnettes, conçues et manipulées par un être supérieur, la métaphysique de l’avatar, en somme.
Narrativement parlant, le procédé offre des perspectives vertigineuses mais aussi certaines limites. Car il porte en lui la part d’égocentrisme de l’animateur, acteur par procuration, qui trouve là une opportunité évidente de « s’incarner » à l’écran.

 

 

Freaks of Nurture d’Alexandra Lemay (2018, Canada)
Toutes les poupées ne pleurent pas de Frédérik Tremblay (2017, Canada)
Komaneko de Tsuneo Goda (2006, Japon)

 

L’effet immersif de « caméra à l’épaule »

Favorisé par la généralisation de fonctionnalités techniques dans les logiciels de captation image-par-image dédiés à l’animation stop-motion, ce type d’effet immersif, c’est-à-dire offrant au spectateur un point de vu subjectif comme s’il était lui-même partie prenante de l’action, va fortement de propager dans les années à venir.
Ces mouvements de caméra automatisés permettent à l’animateur de se focaliser sur la manipulation et la prise de vues image-par-image de ses marionnettes, pendant que le support de sa caméra (ou de son appareil photo numérique) se meut selon une trajectoire pré-calculée ou affectée par des soubresauts automatisés aléatoires, pour faciliter des effets de type « travelling » plus ou moins complexes*, ou des simulations de secousses imitant le port d’une caméra à l’épaule, par exemple.

Pour comprendre concrètement les effets produits, on pourra visionner le formidable court métrage de Daria Kascheeva (film de fin d’études qui a bien failli remporté l’Oscar du court métrage professionnel en 2019), tout en notant que la réalisatrice s’est passée d’assistance informatique pour créer les effets de caméra à l’épaule, sans doute au prix de nœuds terribles au cerveau. L’effet étant parfaitement légitimé par le sujet de son film, la cinéaste aura évité brillamment le piège de l’exercice de style, ce qui la rend d’autant plus méritante.
La vitalité et les troubles de son personnage, qui plus est autobiographique, sont ainsi transmis au spectateur par la voie la plus directe qui soit.

 

 

Les cinéphiles animavores auront aisément reconnu l’une des sources d’inspiration de Daria Kascheeva, et peut-être la solution technique qu’elle aura su élaborer pour parvenir « manuellement » à ses fins, dans la séquence centrale du Conte de la Princesse Kaguya d’Isao Takahata. La voir et la revoir en boucle (ci-dessous) dévoile une grande partie de ses mystères, tandis que sa position-charnière dans le long récit filmique révèle le reste, et plus encore..

 


Extrait du Conte de la Princesse Kaguya, ultime long métrage réalisé par Isao Takahata (2013)

 

* Voir, par exemple, Chicken Run, long métrage de Peter Lord et Nick Park (2000), où se multiplie les travelling de caméra combinés à des animations complexes de personnages.
On notera toutefois que le premier à avoir tenté l’utilisation du travelling dans un film de marionnettes animés est Ladislas Starewitch dans Le Roman de Renard (1937). Un travelling furtif mais bien réel, combinant « manuellement » mouvement latéral de la caméra, animation d’une foule de personnages et changement d’échelle de plan.

 

Addendum juillet 2019 :  Lire à ce propos l’article « Le loup est-il à l’extérieur ou à l’intérieur ? Figurine, miniature et stop motion » de Xavier Kawa-Topor (ArtPress 2, « Le cinéma d’animation tout public », février/mars/avril 2019).
 » La dimension performative en jeu, tout comme le changement d’échelle, ramène le stop motion au réel. Nous ne regardons plus la chambre de poupée comme une miniature, avec un point de vue qui nous placerait dans un rapport équivalent, vis-à-vis d’elle, à ces créateurs. Nous sommes désormais à l’intérieur, partageant l’angoisse de savoir où est le manipulateur. »

 

 

 

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