En marge de sa venue au Café des Images (Caen), le 31 octobre dernier, Anna Budanova a accepté de répondre à quelques-unes de mes questions.
Ses réponses ont été traduites par sa productrice actuelle, Galina Guine (Imaka Films), que je remercie au passage.
Après avoir terminé une longue résidence à Angoulême, Anna Budanova s’est installée provisoirement à Paris, avant de venir réaliser son 3e court métrage à Cabourg* en Normandie.
| Comment avez-vous appris l’animation ?
Quand l’Académie d’État de l’Oural d’Architecture et des Arts d’Ekaterinbourg, ma ville natale, a ouvert une formation dédiée à l’animation, je m’y suis inscrite. J’ai grandi avec les films de Disney, avec des dessins animés classiques, aussi découvrir le cinéma d’animation d’auteur, que je ne connaissais pas, a été un choc. C’était incompréhensible, « mal dessiné » !
Je me souviens encore du premier exercice : il fallait animer une pendule. L’animation permet de voir comment évolue le cycle d’une simple pendule en fonction de plusieurs paramètres, comme la longueur du fil, la masse ou encore l’angle initial de lancement du balancier. J’avais des problèmes avec les sciences à l’école, alors j’ai immédiatement pensé que je n’étais pas à ma place dans cette école. De plus, des élèves plus âgés racontaient qu’ils étaient allés avec leur professeur dans la forêt écouter comment respirent les arbres ! Pour moi, qui n’étais hier encore qu’une écolière issue d’une famille totalement étrangère au milieu artistique, qui avais grandi dans un quartier entouré d’usines et de béton, je découvrais un monde de fous !
Puis, très vite, je m’y suis habituée. J’ai découvert petit à petit l’univers de la création. Je devenais plus enthousiaste pour les exercices d’animation, comme l’étude du vol d’un oiseau ou de la course d’un tigre… Enfin, j’ai pris conscience que quand tout n’est pas explicable dans un film, cela ouvre la possibilité au spectateur de développer sa propre vision, qu’il n’existe pas de règles figées et que l’on peut réaliser tout ce qu’on veut avec une pleine liberté.
| Sur quels types de films d’animation avez-vous travaillé avant de réaliser votre premier court métrage ?
C’était essentiellement des exercices d’animation. C’est d’ailleurs dans ce cadre expérimental qu’est né le personnage du film Obida. Au début, celui-ci était méchant et mal coiffé.
J’ai tellement aimé m’amuser avec lui que j’en ai fait le personnage de mon film.
| A l’Académie de l’Oural, vous avez suivi l’enseignement d’Oksana Tcherkassova.
Pouvez-vous me parler d’elle ? De quelle manière vous a-t-elle inspirée ?
Oksana Tcherkassova (2) est une forte personnalité autour de laquelle s’articule le département animation de l’Académie de l’Oural d’Ekaterinbourg.
Elle dégage une énergie incroyable qui se ressent physiquement. Sa vision du cinéma et son travail de réalisatrice sont portés par un instinct puissant. Il y a aussi beaucoup d’improvisation dans ses films. Ce n’est pas à la beauté des images ou à la perfection des mouvements qu’on reconnait ses meilleurs films, mais par la présence d’une nature vivante et cruelle.
Ses images ont un fort impact visuel. Elle nous a beaucoup raconté ses expériences avec les tchouktches, un peuple du grand nord de l’Extrême-Orient sibérien. Comme par exemple, lorsqu’elle a senti la peau d’une ourse sur sa joue pendant la danse des chamans. Toutes ses histoires me nourrissaient.
Oksana est toujours directe et honnête avec ses élèves, elle dit ce qu’elle pense, même si cela peut blesser quelquefois. C’est une réalisatrice formidable, à la personnalité aussi complexe qu’intéressante qui a eu une influence importante sur ma vie professionnelle, au même titre que ma formation dans son ensemble, que l’environnement industriel de ma ville où l’hiver dure les trois-quart de l’année et où l’été est très court.
A gauche, Oksana Tcherkassova et Alexey Borisovich (responsables du département « animation et infographie »
de l’Académie de l’Oural) en mars 2017, lors d’une exposition de travaux d’anciens élèves (dont Anna Budanova, au centre).
Photo de droite, avec Natalia Chernysheva.
| Comment décririez-vous votre rapport au dessin ?
C’est ma façon de communiquer avec le monde. Il me donne la possibilité de transmettre une information à travers moi en la transformant comme je le souhaite. Je suis très curieuse de tout ce qui m’entoure. J’ai appris à être attentive à tous les détails ; ça me donne beaucoup d’inspiration. Quand je suis avec mes amis artistes, je ne dessine jamais, je préfère toujours discuter et échanger. Mais quand je dessine, j’aime être seule. Le dessin est pour moi un processus méditatif.
Extrait du court métrage Obida (1)
| Parmi les nombreuses récompenses qu’il a récoltées, Obida a reçu un prix du « meilleur film pour enfants » (3) bien que ce film interpelle fortement les adultes qui grandissent en se laissant dominer par leurs ressentiments. Qu’en pensez-vous ?
Quand j’ai commencé à travailler sur ce film, je pensais que ce n’était pas une histoire pour les enfants, qu’elle pourrait leur faire peur. Mais, comme me le racontent les spectateurs, les enfants sont souvent impressionnés par le personnage d’Obida et ils sont très touchés par cette histoire d’enfance malheureuse.
Croquis d’inspiration pour Obida (1)
| Among the black waves montre un style plus singulier, aussi bien dans l’esthétique graphique que dans la manière de raconter l’histoire.
Comment s’est opérée cette évolution personnelle ?
Le style de l’Académie de l’Oural est reconnaissable dans mon premier film. J’avais l’ambition de prouver que je pouvais faire quelque chose de plus personnel. Alors, j’ai pensé à une histoire simple, basée sur des images simples comme le tracé d’une ligne noire pour la terre et un ciel blanc en journée, un horizon blanc enneigé et un ciel noir la nuit. Une esthétique brute avec le minimum de détails.
J’ai choisi une légende du nord qui raconte l’histoire d’une jeune fille, mi-femme, mi-phoque, et je n’avais aucun doute sur ce que je devais réaliser.
| On ressent dans le plan ci-dessous (le plus beau, de mon strict point de vue) extrait de Among the black waves, un intérêt pour le mouvement chorégraphié.
Ce passage était mon premier essai technique d’animation pour ce film. Pour animer cette danse, j’ai utilisé une vidéo de moi-même. D’ailleurs, mes amis reconnaissent dans la séquence ma façon de bouger. J’aime beaucoup ce segment, il diffère des autres scènes du film par sa plasticité singulière, c’est comme un monde mystérieux qui se dévoile, comme un rêve.
Extrait de Among the black waves
| Que cherchez-vous à dire du corps humain grâce à l’animation ?
Le rapport au corps m’aide à raconter une histoire, à exprimer les sentiments de mes personnages, à montrer leur monde intérieur « invisible ». Dans mon prochain court métrage, j’ai envie d’aller encore plus loin, j’utiliserai le langage corporel de la danse butô (4). Cette approche est très stimulante en tant qu’animatrice.
L’idée de ce projet, intitulé Deux sœurs, est née à l’époque où j’étais dans une résidence artistique à Tokyo. J’ai assisté par hasard à un spectacle de butô dans un petit théâtre et j’ai été très impressionnée par le mouvement des acteurs. C’était très original. J’ai décidé de transmettre les émotions que j’ai ressenties alors dans ce prochain film. Celui-ci est encore en développement et j’ai hâte de voir les premières images s’animer.
Recherche graphique pour le court métrage Deux sœurs
| Pouvez-vous me parler de votre collaboration aux « Quatre saisons » ?
C’est un projet japonais initié et co-produit par Koji Yamamura. En tant que directeur artistique, il a lui-même choisi et invité quatre réalisateurs. Il était important pour les producteurs d’impliquer des cinéastes originaires de pays différents et aux univers visuels opposés. Chacun a reçu une saison et un extrait musical à traiter, pour le reste nous étions libres. Nous disposions de très peu de temps pour réaliser notre film, aussi il m’est venue l’idée de m’essayer à l’animation abstraite. Mon thème était le « printemps », une saison très riche en couleurs, seulement je n’ai pas l’habitude de travailler avec des couleurs. Alors, j’ai emprunté à un ami un objectif de photo macro. Mon assistant-animateur et moi-même nous sommes enfermés pendant quelques jours dans une pièce noire pour expérimenter en prenant des photos de gouttes de pétrole, de peinture… Même les images conçues avec de la vodka ont été impressionnantes !
Très fatigués, complètement salis par la peinture, mais satisfaits, nous avons assemblé le matériel, monté la musique et avons envoyé les images à Koji.
Je n’ai pu découvrir les réalisations des autres artistes (5) qu’au Japon pendant la présentation des films. C’était une expérience formidable et le résultat montre quatre films très particuliers.
Ce programme, proposé sous forme de ciné-concert avec un orchestre symphonique, vit sa vie au Japon et voyage désormais à travers le monde.
Extrait du « Printemps », premier segment du ciné-concert « Les quatre saisons » d’après Antonio Vivaldi
| Que pensez-vous de la jeune génération de cinéastes d’animation russes ?
Il y a beaucoup d’artistes talentueux en Russie. La majorité d’entre eux vit là-bas mais ils sont de plus en plus nombreux à venir étudier ou travailler dans d’autres pays. Ils sont de plus en plus visibles dans les festivals internationaux. Ils sont aussi plus ouverts sur le monde aujourd’hui.
Au sein de cette nouvelle génération, je peux citer spontanément les noms de Natalia Chernysheva, Yulya Aronova, Max Litvinov.
En ce moment, je vis et travaille en France. J’aime l’ambiance artistique ici. Elle est multicolore et cosmopolite.
C’est formidable, par exemple, de rencontrer à Paris son réalisateur préféré qui vient donner une masterclass. Découvrir, le matin dans un café, des jeunes qui dessinent sur leurs carnets des croquis. Apprendre en bavardant que le vendeur de légumes au marché compose de la musique pendant son temps libre. Les artistes me semblent très libres en France.
Aussi, quand les étudiants russes me demandent où aller étudier l’animation, je leur conseille de venir en Europe, si l’occasion se présente, pour y acquérir de l’expérience. Ils auront toujours le temps de revenir chez eux ensuite.
| Quel(le)s sont les artistes qui vous émeuvent aujourd’hui, quelles que soient les disciplines ?
En musique, je peux écouter presque n’importe quel genre. Je cherche toujours à découvrir quelque chose de nouveau et, depuis peu, je suis de plus en plus passionnée par la musique électronique expérimentale.
Dans le cinéma de vues continues, j’apprécie les films de Gaspar Noé (Love), de Lars von Trier (Médée), de Jonathan Glazer (Under the skin), de Bertrand Blier (Les Valseuses), d’Andrea Arnold (Fish Tank). En animation, j’aime beaucoup ce que fait Boris Labbé et, dans un registre plus classique, l’œuvre de Caroline Leaf.
Plus généralement, j’adore l’art brut, l’art naïf. C’est un trésor d’idées visuelles.
Mais pour moi, la vraie vie est plus inspirante que n’importe quelle œuvre. Aucune histoire inventée ne peut être comparée aux précieux détails que j’observe dans la rue tous les jours. Les gens sont beaux dans leur vie quotidienne : des amoureux avec des baguettes à la main qui après chaque baiser mordent dans leur pain, le regard d’un chien qui passe, deux copains à la gare qui essayent de crier plus fort que le train qui s’approche…
Depuis que je travaille dans l’animation, je fais très attention à l’aspect physique des mouvements. Par exemple, quand je vois un boiteux, je pense à quel point notre corps est complexe : il suffit qu’un seul élément de ce corps tombe en panne pour que tous ses mouvements en soient affectés. Il y a tellement de choses passionnantes à découvrir rien qu’en sortant de chez soi.
| Comment imaginez-vous la suite de votre carrière ?
J’ai beaucoup de projets. Je veux continuer à développer mon propre style, faire des films bien sûr, et pourquoi pas collaborer avec des réalisateurs de films en « vues réelles ».
J’ai envie aussi de partager mon expérience et de la faire découvrir aux autres en organisant des masterclasses, des ateliers.
Même si cela impose des sacrifices, je considère le fait de travailler dans différents pays comme une belle opportunité. Les cultures des trois pays où j’ai vécu (Russie, Japon et France) m’ont déjà beaucoup influencé.
J’ignore où le vent me mènera ensuite.
Anna Budanova, le 31 octobre 2018 au Café des Images (Hérouville St Clair)
Photos de Denise Carneiro
(1) Les films et dessins d’Anna Budanova sont visibles sur son Tumblr.
(2) Vous pouvez visionner plusieurs des courts métrages d’Oksana Tcherkassova en ligne (et en très basse qualité), comme Le bain de Nyurka (1995), Signé Pouchkine (1999), L’homme qui venait de la Lune (2002).
(3) Festival du film d’animation de Souzdal (nord-est de Moscou), rendez-vous incontournable des professionnels de l’animation russe.
(4) « Butô » désigne une forme de danse performative et avant-gardiste d’origine japonaise, où le corps est rudement mis à l’épreuve.
(5) Pritt et Olga Pärn, Atsushi Wada, Theodore Ushev et Anna Budanova.
*Addendum (sept. 2019)
Depuis la publication de cet article, le studio Imaka s’est implanté à Deauville.
Le jury des commissions d’aide en Normandie étant toujours aussi peu réceptif (euphémisme poli) au cinéma d’animation, c’est à Château-Renault (Ciclic) que sera fabriquée l’animation de Deux sœurs (le 3e court métrage d’Anna) à partir de mai 2020.
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