Pour la préparation de la projection spéciale d’Ailleurs, que j’animerai le 21 octobre prochain au Café des Images (Hérouville Saint-Clair, 14), j’ai soumis au réalisateur letton Gints Zilbalodis quelques questions auxquelles il a gentiment et rapidement répondu.
Pour bien comprendre ses réponses, il me paraît important de rappeler qu’il a entièrement écrit, fabriqué, composé la musique et monté son premier long métrage seul, avec un budget dérisoire¹.
Son film déploie une trame narrative simple et sans dialogues : un garçon suspendu à une arbre après un accident d’avion, dont il semble être le seul rescapé, est poursuivi par une ombre géante aux intentions mystérieuses. Ce personnage trouve une moto et la chevauche à travers des paysages étranges, vidés de toute vie humaine et parsemés de « portes » en forme d’anneau qui ponctuent son parcours vers une ville portuaire, vers un retour à la civilisation des hommes.
Avant de réaliser ce premier long métrage, Gints Zilbalodis a commis plusieurs courts métrages, visibles sur sa page Vimeo. Je vous recommande en particulier Aqua (2012) et Priorities (2014) qui préfigurent Ailleurs à différents égards.
| Ailleurs emprunte aux codes narratifs du jeu vidéo (de survie ou de simulation, entre autres). Ses mouvements de caméra subjective comme son découpage en chapitres rappellent la jouabilité immersive et les niveaux de progression. Avez-vous voulu ce film comme une sorte d’expérience virtuelle ?
J’ai certainement était influencé par ma pratique des jeux vidéos mais je n’ai pas essayé d’y faire référence directement en quoi que ce soit. Cette influence est inconsciente, sans doute parce que j’ai grandi en jouant à ces jeux et parce que je ne les différencie pas vraiment des autres médias. L’effet de caméra portée à l’épaule est davantage inspirée des films documentaires et d’action réalistes que par des expériences de réalité virtuelle. Je voulais effectivement créer un sentiment d’immersion et j’ai l’impression que cette caméra instable participe pleinement de l’enjeu narratif du film.
| Comment décririez-vous votre travail de mise en scène ? Pour ma part, j’ai beaucoup apprécié votre sens de la composition des plans, avec des perspectives assez rares voire inédites dans le film d’animation.
Je n’écris pas en passant par l’étape du storyboard, aussi la mise en scène se révèle directement dans l’environnement 3D de mon logiciel d’animation. L’utilisation du storyboard est un excellent moyen d’être très précis et ponctuel mais il y a en contrepartie un risque de perte de spontanéité. Ma façon de travailler sur ce film a été ainsi beaucoup plus souple mais également très imprévisible. Je n’aurais pas pu travailler de manière aussi peu balisée avec une équipe et un budget plus important. Pour la mise en scène de chaque séquence, j’ai essayé de montrer autant d’informations que possible en utilisant un minium de coupes. Au lieu de morceler et de multiplier les séquences, j’ai préféré déplacer la caméra, ou les personnages, dans le cadre. Certains plans sont tantôt plus objectifs, tantôt plus subjectifs, et parfois ces deux points de vue se mélangent au sein d’un même plan.
| Avez-vous utilisé un moteur de rendu en temps réel² pour fabriquer les scènes de votre film ? Quels avantages avez-vous trouvé dans cette technologie ?
Oui, il m’était difficile de « rendre » [leur donner leur apparence définitive, ndr] toutes les séquences du films en utilisant les méthodes traditionnelles et cette fonctionnalité était à ma disposition. Ayant utilisé ponctuellement cette technique sur certains de mes courts métrages, j’étais frustré dès lors que je devais faire des pauses pour que mes scènes soient « calculées » et pour vérifier si leur aspect définitif me satisfaisait. Avoir tout rendu en temps réel m’a donné beaucoup plus de liberté créative en me concentrant beaucoup moins sur les aspects techniques. Cela m’a également permis d’expérimenter davantage et de disposer de plusieurs versions pour chaque scène. Lors du montage, je pouvais ainsi choisir parmi un grand nombre d’angles de caméra différents. Les limites de cette technologie ne me dérangeaient pas beaucoup car elles s’accordaient avec le style artistique de mon projet.
| Quel est votre rapport à la culture japonaise ? Ailleurs semble autant imprégné par l’animisme et le bouddhisme zen que par la pop-culture numérique nippone.
Je suis un grand admirateur de certains aspects de la culture japonaise et j’y ai voyagé plusieurs fois. Ailleurs a été inspiré par les œuvres de Haruki Murakami, Akira Kurosawa, Fumito Ueda, Hayao Miyazaki, Isao Tahakata, entre autres. Il est assez courant dans les films japonais que l’intrigue fasse parfois une pause et que le spectateur ait à s’attarder simplement sur la nature ou sur certains petits détails que les cinéastes occidentaux ignoreraient probablement.
| Depuis vos premiers courts métrages, comme dans Ailleurs, on reconnaît aisément les subtiles références à l’univers développé dans les films de Hayao Miyazaki. Personnellement, j’y ai ressenti des échos esthétiques au long métrage de Sung-gang Lee (Mari Iyagi) ou au conte métaphysique de Michael Dudok de Wit (La tortue rouge). Tous des films de dessins animés traditionnels.
Que pensez-vous que l’animation d’images de synthèse (3D) non-photoréaliste ait à apprendre des dessins animés (2D) ?
Hayao Miyazaki est l’un de mes cinéastes préférés. J’aime particulièrement sa série Conan, fils du futur. Je n’ai jamais entendu parler de Mari Iyagi auparavant mais la bande-annonce semble très intéressante et je vais essayer de le visionner maintenant. La tortue rouge est un film merveilleux et je comprends les comparaisons avec Ailleurs à cause du décor de l’île déserte. Néanmoins, je pense que dans mon film, le rythme et les thèmes sont différents de ceux du film de Michael Dudok de Wit.
3D ou 2D, cela ne devrait pas avoir d’importance pour créer de bonnes histoires ! Toutefois, il reste encore beaucoup à explorer dans l’animation 3D et je suis très confiant pour l’avenir de ces technologies numériques. Cependant, il est très utile pour les artistes 3D d’étudier la 2D , en particulier pour comprendre que l’épure de détails peut enrichir un récit contrairement à que ce que nous voyons dans la plupart des films « grand public ». Il ne me semble pas nécessaire pour y parvenir d’imiter en 3D les esthétiques dessinées à la main. Le rendu 3D stylisé est tout à fait propice à des identités visuelles singulières et originales.
| Que répondez-vous aux enfants qui vous interrogent sur le sens du mystérieux géant qui poursuit le garçon durant tout le récit ?
Je ne peux pas répondre simplement à cette question. Je ne considère pas le géant comme un monstre malveillant. Il représente plutôt une force de la nature. Subjectivement, il symbolise tous les sentiments négatifs que je ressens lorsque je sors de ma zone de confort.
| Votre long métrage offre au spectateur, en particulier aux plus jeunes d’entre eux, énormément d’espaces d’interprétation et de stimulations de leur intelligence innée. Cette approche est à contre-courant de celle de la majorité des productions animées pour la jeunesse.
Parfois, les parents présupposent que leurs enfants seront déroutés par mon film mais, dans les faits, c’est arrivé rarement. L’histoire racontée dans Ailleurs peut être « divulgachée », cela n’aurait que peut d’incidence pour le spectateur. L’atmosphère générale et l’expérience que le film propose sont plus importants que le récit lui-même. Ce dernier étant extrêmement simple, la plupart des publics comprennent et acceptent très vite ses enjeux et la motivation des personnages. C’est là un point commun avec mes films préférés, l’épine dorsale de l’histoire y est sobre mais elle est racontée d’une manière singulière et personnelle.
| Étiez-vous musiciens avant de composer la bande-son d’Ailleurs ? Comment décririez-vous vos compositions ?
Je n’avais aucune expérience de la musique auparavant. J’ai tout appris en réalisant ce film. La musique est elle-aussi très simple comme beaucoup d’éléments du film. Je pense que parfois le manque d’expérience et l’incompétence à maîtriser certains aspects techniques peuvent s’avérer des avantages. L’absence de dialogues a donné à la musique un rôle dominant, l’obligeant à devenir plus expressive qu’elle ne l’aurait été si elle avait eu à rivaliser avec des dialogues. Je voulais la musique non-redondante avec toutes les émotions véhiculées visuellement. Son tempo a guidé le tempo du montage, par exemple.
| Comment décririez-vous la situation de l’animation en Lettonie ?
Y constatez-vous l’émergence d’une industrie ou d’un pôle d’artistes que vous nous conseilleriez d’observer ?
Je suis assez optimiste quant à l’avenir de l’animation lettone. Compte tenu de la petite taille de notre pays, ce secteur se porte plutôt bien. Il y a quelques petits studios commerciaux qui démarrent et la qualité technique globale des productions s’améliore. Le tissu industriel est cependant minuscule. Cette intimité a aidé chacune des structures qui composent cette industrie à trouver son propre style.
Cette année, un autre film letton intitulé My Favorite War³ a remporté le prix Contrechamp à Annecy. C’est un film très différent du mien. Je le recommande vivement. Il peut être résumé comme un « Persépolis en Union soviétique ». Je vous conseillerai de suivre également les productions du studio Atom Art*.
Notes
1. D’après cette interview filmée, le budget total du film s’élèverait à 50 000 €. A titre de comparaison, le long métrage La jeune fille sans mains de Sébastien Laudenbach, produit lui aussi avec une équipe et des moyens particulièrement limités, a coûté un peu plus de 400 000 €. Le budget moyen d’un long métrage d’animation d’auteur européen, d’une durée similaire, utilisant les images de synthèse, dépasse vite les 5 millions d’euros de budget.
2. Cette technologie résumée par l’expression « 3D temps réel » est issue du secteur des jeux vidéos. Elle bouleverse lentement mais sûrement les process de fabrication du cinéma, animé ou non.
Toujours plus performante à simuler des esthétiques photoréalistes, elle permet aussi une réduction drastique des coûts de production.
A ma connaissance, Ailleurs est le tout premier long métrage d’animation entièrement réalisé avec cette technologie.
3. My Favorite War (« Ma guerre préférée ») est un long métrage autobiographique réalisé par Ilze Burkovska-Jacobsen. Il s’agit d’une coproduction entre la Lettonie et la Norvège. Son récit raconte d’ailleurs la fuite de la famille de l’auteure et son intégration hors du bloc de l’Est.
* L’un des courts métrages produits par Atom Art, Promenade nocturne de Lizete Upīte, circule en France depuis le 23 septembre 2020 au sein d’un programme magnifique intitulé « Balade sous les étoiles« . On trouve aussi dans ce programme Éternité et Premier tonnerre d’Anastasia Melikhova, Elsa et la nuit de Jöns Mellgren, Nuit chérie de Lia Bertels, Moutons, loup & tasse de thé de Marion Lacourt.
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