L’étude, spontanée ou approfondie, de cette impressionnante bande de tissu, brodée sur 68 mètres de long, laisse systématiquement au spectateur l’étrange sensation de l’insondabilité du système narratif qui y est déployé.
Confinée dans l’appelation réductrice – quelque peu usurpée – de « première bande-dessinée de l’histoire de l’humanité », la « Tapisserie » conservée à Bayeux recèle pourtant de véritables traits de génie de la part de son (ou ses) « scénariste(s) » ouvrant ainsi sa lecture à bien d’autres domaines que le 9ème art.
Deux segments en particulier retiennent l’attention du point de vue « scénographique ». Généralement présentés comme « inversés », ils montrent en effet une action qui se développe à contresens du récit de la trahison d’Harold et de la conquête de l’Angleterre par Guillaume de Normandie. Sous le regard pointu du cinéaste japonais Isao Takahata*, ces deux compositions, « les messagers de Guillaume cheveux aux vent » et « la mort d’Edward le Confesseur », évoquent directement les effets cinématographiques de flash back que ce dernier a détecté par ailleurs dans plusieurs rouleaux enluminés japonais du 12ème siècle.
Pour l’historien François Neveux**, la composition de ces scènes, élargies à leurs séquences adjacentes, suivrait une construction hiérarchisée à caractère centripète, plaçant au cœur de l’épisode représenté les incidences parallèles d’un évènement majeur impossible à relater dans une continuité chronologique. En d’autres termes, la compréhension de l’agencement de ces séquences « prétendues mystérieuses » n’est possible qu’avec un recul de plusieurs mètres, ce que l’espace muséographique actuel où s’expose la broderie ne permet plus.
Dans les deux cas, les analyses tendent à prouver un niveau de « scénarisation » très élevé dans l’intention évidente d’accentuer l’émotion du lecteur/spectateur de l’œuvre tout en lui permettant d’embrasser tous les enjeux du récit, dusse-t-il, pour se faire, en bouleverser l’ordre chronologique.
On notera enfin pour l’anecdote, comme une parenthèse attestant de l’universalité des principes narratifs, la ressemblance troublante entre les compositions de la scène du décès d’Edward dans la broderie médiévale et celle d’un moine célèbre dans un rouleau japonais du 14ème siècle. (cf. ci-dessous)
* « Juni seiki no Animeshôn / L’animation au 12e siècle » de Isao Takahata (Editions Tokuma Shoten), pages 145 – 149
** « La Tapisserie de Bayeux – L’art de broder l’histoire (Presse Universitaires de Caen), pages 190 – 195
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.