La classe du maître

 

Du 17 au 21 décembre 2001, l’une des figures majeures de la production japonaise de dessins animés, Yasuo Ôtsuka, a dirigé un atelier de formation, organisé dans le cadre du regretté festival « Nouvelles images du Japon » au Forum des Images.
Pendant plusieurs jours, une quinzaine de jeunes animatrices et animateurs, professionnels ou en passe de le devenir, se sont prêtés à une série d’exercices d’initiation aux fondamentaux de l’une des principales méthodes d’animation utilisée dans l’industrie nippone de la série et du long métrage animés. A l’issue de cette « classe de maître » dédiée à une approche technique quasi-inconnue en France, quelques-uns des participants ont entrepris des démarches pour infiltrer le marché japonais de l’animation par l’entremise de M. Ôtsuka. Deux d’entre eux y sont toujours (à ma connaissance) et poursuivent leur carrière à Tôkyô.
Ce cursus de cinq jours était encadré par David Encinas (animateur français passé par le Studio Ghibli) et les propos de M. Ôtsuka étaient traduits par Ilan NGuyen, co-programmateur du festival avec Xavier Kawa-Topor (délégué général du Forum des Images).

Presque 20 ans après, le contenu de cet atelier est resté à ma connaissance hors de portée des publics, sauf rares exceptions, dans des contextes très spécifiques et confidentiels. C’est pourquoi j’ai décidé aujourd’hui, en hommage au génial artiste-artisan que fût Yasuo Ôtsuka (disparu le 15 mars dernier), de relater partiellement la teneur des exercices que celui-ci a dispensé.
J’insiste sur le fait qu’il s’agit d’une démarche non-lucrative à caractère strictement pédagogique. Je ne reproduis donc qu’en très petite taille la copie des énoncés de chaque exercice, à titre de citation, pour illustrer un tant soit peu leur description.
N’ayant jamais eu accès au compte rendu (s’il existe) de cette master class, je ne peux vous expliquer ici que les énoncés et la finalité attendue des exercices, sans les commentaires et corrections du maître communiqués aux participants uniquement à l’oral.
Ce faisant, je ne peux m’empêcher de penser à toute la documentation précieuse, accumulée par les quelques collectionneurs, défenseurs et admirateurs indéfectibles de ce savoir-faire de grande valeur, éparpillé et inaccessible, et la frustration me gagne. Peut-être trouverons-nous un jour les moyens de coordonner nos efforts pour rendre tout cela public. Qui sait.

 


 

Les exercices de la la master class de Yasuo Ôtstuka

Il se peut que l’ordre des exercices donnés en décembre 2001 ne soit pas strictement respecté ci-dessous.
Cette chronologie a finalement peu d’importance dans la mesure où tous les exercices – annoncés initialement comme étant « à difficulté croissante » – ont donné à peu près autant de fil à retordre aux participants, contrairement à ce que la simplicité de certains énoncés pouvait laisser présager.

La « méthode Ôtsuka » est principalement connue et appréciée parce qu’elle a été nourrie à la fois par celle des animateurs vétérans de la Tôei Dôga, Akira Daikuhara et Yasuji Mori (mentors d’Ôtsuka), par la méthode hollywoodienne (celle de Preston Blair en particulier, qu’Ôtsuka a recopiée et traduite méticuleusement) et par celle des animateurs de Paul Grimault sur La bergère et le Ramoneur (voir cet article).
Cette méthode constitue une sorte de synthèse terriblement efficiente en terme de dynamisme des mouvements représentés, en terme d’économie de dessins, en terme d’impact sur le spectateur.
Elle intègre naturellement tous les fondamentaux qui devraient être enseignés dans tout bon cours de dessin qui se respecte. Avis aux apprentis graphistes.

 

Exercice n°1 : animer un plan, avec un minimum de dessins, suivant un storyboard

 

Les participants ont reçu deux documents avec l’énoncé : l’extrait du storyboard (e-konte) de l’épisode d’une série télévisée et une planche de références anatomiques pour le personnage à animer.

Sur le plan en question, un fauve évite successivement deux objets massifs qui tombent du haut de l’écran, puis il sort du champ.
La consigne indiquait de prévoir un arrière-plan assez large pour permettre le léger mouvement panoramique souhaité par le réalisateur.
La planche de références anatomiques insiste sur la souplesse et la musculature en tension d’une panthère. L’animateur doit s’approprier puis interpréter ces références pour créer les mouvements voulus.

La principale difficulté de l’exercice résidait dans le recours à un nombre minimal de dessins pour animer ce plan de manière plausible et spectaculaire.

 

Exercice n°2 : « animer le plan 301 en 18 images« 

 

Les participants ont reçu trois documents avec l’énoncé : l’extrait du storyboard (e-konte) de l’épisode de la série télévisée Le Secret du sable bleu (Pata Pata hikôsen no bôken – 2002) et deux planches de références (character design) pour le jeune héros, Sabri, et son adversaire, Zachary.

Sur les deux vignettes du storyboard concernant ce plan 301, le personnage du bas (Zachary) se trouve dans un wagon de mine, lequel avance sur des rails venant de la gauche.
Le garçon (Sabri) surgit du bord supérieur droit du cadre et abat un gourdin sur la tête de son ennemi.

Dans la série, Sabri est un garçon âgé de 11 ans. Les proportions indiquées en bas à gauche («3 2/3») de la planche de référence (turn around) se basent sur la hauteur de la tête (haut du crâne, mèches de cheveux exclues, jusqu’au menton) du personnage. Pour obtenir sa hauteur totale, il faut cumuler trois têtes et les deux tiers d’une tête.
Le personnage dessiné partiellement, à droite de la seconde planche de références, fournit des indications sur les proportions, la taille et la posture courbée de Zachary par rapport à un adulte grand et mince. Quelques dessins supplémentaires fournissent des indications sur la physionomie et l’expressivité de son visage.

 

Exercice n°3 : animer un personnage selon des consignes précises

 

Le personnage ici représenté est Conan, le héros de la première série animée réalisée par Hayao Miyazaki, Conan, fils du futur (1978). L’animation de cette série a été supervisée par Yasuo Ôtsuka. Dans cet exercice, l’identité du personnage importe peu. L’enjeu se situe dans la représentation d’une action spécifique – le personnage frappe le pieux – en recourant à un minimum de poses-clés (sans intervalles, donc).
M. Ôtsuka a demandé pas plus d’une quinzaine de dessins pour l’animation globale.

Tout en tenant compte de cette contrainte, l’animation doit restituer le poids très important de la masse (B) et l’impact de celle-ci sur le pieux déjà enfoncé dans le sol (A).
Les animateurs ont ainsi été évalués sur leur capacité à représenter l’effort physique pour soulever la masse, les forces dynamiques en jeu, l’expressivité du personnage, tout en respectant la perspective (légèrement de 3/4) de sa position. Un exemple estimé satisfaisant de cet exercice est montré dans le documentaire « Yasuo Ôtsuka : le plaisir d’animer » (cf. ci-dessous).

NB : Cet exercice constitue la version actualisée de celui que donnait, à la fin des années 50 au sein du studio Tôei Dôga, l’animateur-vétéran Yasuji Mori à ses nouvelles recrues, dont Yasuo Ôtsuka faisait partie.

Caricature de Yasuo Ôtsuka, décrivant ce test d’aptitude
créé par Yasuji Mori (le personnage à gauche, avec son bonnet caractéristique)

 

Les 7 poses-clés (rough) du résultat attendu
L’animation finale (clean) avec les intervalles (dessins intermédiaires entre les poses-clés)

 

Exercice n°4 : animer un feu « à l’économie »

Il s’agissait d’animer ce brasier bien nourri en un minimum de dessins, de sorte à créer un boucle agréable à regarder, potentiellement répétée sur plusieurs secondes.
L’ensemble des flammes opère un mouvement vers le haut.
Il ne faut pas mélanger les flammèches.

Yasuo Ôtsuka a recommandé de traiter le feu par zones distinctes : la base du feu, les grosses flammes et les flammèches.

 

Exercice n°5 : animer un personnage selon des consignes précises

 

Cet exercice était présenté comme le plus difficile.
Il constituait encore en 2001 un test d’aptitude donnés aux intervallistes désireux de devenir «animateur-clé» au sein du studio Telecom, considéré alors au Japon que comme une sorte de « second studio Ghibli ».

Le personnage (dont l’identité importe peu là aussi) doit :
1° monter sur le cube A,
2° marquer une pause,
3° descendre du cube A, le soulever et le poser sur le cube B.
Le tout, à nouveau, en un minimum de dessins, en faisant sentir dans l’attitude et l’expression du personnage, le poids, quel qu’il soit, du cube soulevé.

 

Quelques images de l’atelier, extraites du documentaire « Yasuo Ôtsuka, le plaisir d’animer »

 

Crédits images

• En-tête : extrait d’une photographie prise durant la master class de Yasuo Ôtsuka au Forum des Images. Je n’ai pas retrouvé la mention de son auteur. Qu’il m’en excuse.

• Vignette sous l’introduction : extraite de la dédicace que m’a dessinée M. Ôtsuka dans un contexte assez particulier.
En juin 1999, le festival d’Annecy a consacré une grande partie de sa programmation à l’animation japonaise. Yasuo Ôtsuka en était l’un des invités d’honneur, avec Koji Morimoto et Takashi Namiki, entre autres. En ouverture du festival, était prévue de longue date une projection en plein air sur écran géant du long métrage Le château de Cagliostro de Hayao Miyazaki, dont Yasuo Ôtsuka a supervisé l’animation. Faute d’avoir pu obtenir l’autorisation de la TMS, détentrice des droits de diffusion, celle-ci n’ayant pas daigné répondre aux demandes du festival, le film ne pouvait donc pas être montré.
Quelques mois auparavant, j’avais réussi à me procurer pour Hokusai, le Festival des cinéma japonais que j’avais organisé à Caen, une copie betacam du film. Ce format vidéo était celui utilisé alors pour les diffusions TV. Le film ne tenant pas sur une seule grosse cassette, ses quinze premières minutes étaient enregistrées sur un second support plus petit, obligeant à une coupure lors de la projection. On peut en rire aujourd’hui.
Ce sont ces cassettes qui ont donc été utilisées ce lundi 31 mai 1999.
Juste avant, dans la nuit, au pied de la tourelle où était installé le matériel de projection du Pâquier, M. Ôtstuka m’a signé ce dessin.
Je ne suis pas collectionneur de dédicaces, j’évite même d’en demander aux personnalités que je rencontre, mais j’avoue chérir celle-ci qui me rappelle inévitablement cet épisode incongru, pour moi emblématique d’une époque.

• Les images des exercices n’ayant pas de copyright précis, je peux juste indiquer que les dessins sont (sauf erreur) de Yasuo Ôtsuka lui-même et que les visuels de production proviennent du studio Telecom.
La caricature et les GIF de tests d’animation sont extraits du documentaire 大塚康生の動かす喜び (« Yasuo Ôtstuka ‘s Joy in motion »), réalisé en 2004 par Toshiro Uratani et édité par le Studio Ghibli.

• Les quelques vignettes photographiques sont tirées de la séquence, évoquant la master class de Paris, issue du même documentaire.
Il me semble (mais j’ai un doute) que les captations de la master class étaient assurées par Alex Pilot.

 

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