de Akiyuki NOSAKA
Editions Philippe Picquier – 1988/1995
Edition originale japonaise : 1967
Traduction de Patrick de Vos
Le recueil intègre aussi « Les algues d’Amérique »
140 pages (46 pages pour la nouvelle « La tombe des lucioles »)
ISBN : 978-2-87730-220-3
Plus je m’éloigne de ma toute première rencontre – fondatrice s’il en est – avec le long métrage animée d’Isao Takahata, plus je comprends son travail d’adaptation de la célèbre nouvelle d’Akiyuki Nosaka. J’ai accompagné ce film depuis sa sortie en France en 1996, en le programmant régulièrement en salles, en présentant des séances partout sur le territoire et au-delà en échangeant avec leur public, et en donnant régulièrement des conférences auprès d’enseignants et d’élèves dans le cadre, entre autres, du dispositif d’éducation à l’image « Collège au cinéma » (dans lequel Le Tombeau des lucioles est inscrit depuis 2005). Dans ce dernier contexte, il n’est jamais simple de convaincre les enseignants d’oser confronter leurs élèves à une œuvre aussi visuellement et émotionnellement bouleversante, aussi politiquement chargée, si singulière dans le paysage cinématographique mondial. Sauf, j’en suis désormais convaincu, à s’appuyer plus fortement que l’on ne le fait habituellement en classe, sur le récit littéraire qui en est la source.
La nouvelle est très courte et à la portée de la majorité des adolescents, y compris de ceux qui lisent peu ou pas du tout.
La langage cru et parfois châtié de Nosaka est inhabituel en littérature. Il donne cependant une tessiture quasi-immersive au récit. Takahata l’a complètement laissé de côté et ce choix témoigne, de mon strict point de vue, d’une probable volonté d’atténuer le pathos* d’un récit que ces images dessinées auraient pu potentiellement accentuer au-delà du tolérable.
Le rythme du texte, dense, sans paragraphes, comme une longue expiration de vie ou de mort, révèle un autre renoncement majeur de Takahata qu’on imagine volontiers impossible à conserver dans un long métrage animé destiné aux adultes comme aux enfants.
Je reproduis ci-dessous deux extraits de la nouvelle, associés aux séquences correspondantes dans le film. Ces segments me semblent les plus explicites de la manière dont l’écrivain et le cinéaste qui adapte audio-visuellement son texte touchent au cœur et aux tripes leurs publics respectifs.
Extrait 1 : la mort de Seita (début de la nouvelle)
« Dos voûté en appui contre le béton dénudé sous la mosaïque tombant en capilotade d’un pilier de la sortie « côté plage »dans la gare des chemins de fer nationaux de Sannomiya, cul par terre, jambes étendues toutes raides ; et bien que rôti tant et plus par le soleil, bien qu’il ne se fût plus lavé depuis plus d’un mois, sur ses joues décharnées, stagnait une blafarde blancheur ; ses yeux fixaient des silhouettes d’hommes qui – fanfaronnades d’âmes que la nuit gonflaient d’orgueil ? – allumaient des torchères et proféraient des injures, à tue-tête comme des forbans ; ou bien le matin parmi les élèves se dirigeant comme si de rien n’était vers l’école, il reconnaissait aux balluchons blancs se détachant sur des costumes kaki le lycée de Kôbe, aux cartables sur le dos l’école municipale, aux différents cols de marinières portées sur de larges pantalons les lycées Ken.ichi, Shin.wa, Shôin ou Yamate et dans le flot de jambes défilant indéfiniment à côté de lui, ceux qui machinalement avaient baissé les yeux sur l’étrange puanteur – s’ils pouvaient ne s’être aperçus de rien ! – Ceux-là, perdant leur sang froid, sursautaient et s’écartaient de lui, Seita, qui déjà n’avait plus la force de se traîner jusqu’aux latrines, à un jet de pierre de là. »
[…] Mais déjà la faim n’était plus, la soif n’était plus, la tête pendait lourdement sur la poitrine, « Pouah, c’est dégueulasse », « P’têt ben qu’il est mort », « Quelle honte, laisser traîner ça dans la gare, alors qu’les Américains peuvent arriver d’une minute à l’autre », ses oreilles qui seules tenaient encore à la vie pouvaient distinguer toute une variété de bruits, la nuit, quand tout retournait subitement au silence : des geta résonnant dans le hall, le grondement du train passant au-dessus de sa tête, des pas s’élançant soudainement, la voix d’un petit gosse : « Mamaaan ! », ou celle d’un homme, là tout près de lui, qui parle entre ses dents, le bruit des seaux d’eau déversés à toute volée par les employés de la gare, « Quel jour qu’c’est aujourd’hui ? », oui, quel jour ça pouvait-y bien être, combien d’temps qu’il était là ? dans une lueur de conscience il vit le sol en béton juste sous ses yeux, sans pour autant s’apercevoir qu’il gisait sur le côté dans une posture identique à celle qu’il avait quand il était assis, le corps plié en deux, les yeux obstinément fixés sur la fine couche de poussière qui, à la surface du sol, frémissait au rythme de sa faible respiration, et se demandant seulement « quel jour qu’y peut être, quel jour qu’c’est ? », Seita expira… »
Les huit plans extraits de la séquence d’ouverture qui évoque fidèlement les premières pages de la nouvelle d’Osaka.
Extrait 2 : la mort de la mère (début de la nouvelle)
« Maman… » appela-t-il sa mère à voix basse, sans pour autant mieux saisir la situation, de toutes façons il y avait Setsuko qui le tracassait, et quand il ressortit dans la cour, il la trouva avec la jeune fille, dans le bac à sable, sous la barre fixe, « Alors tu sais maintenant ? « Mmh », « J’suis vraiment navrée. Si j’peux faire quelque chose pour vous, n’hésite pas, dis-le. A propos, est-ce que vous les avez eu, vos rations de biscuits ? » et comme Seita hochait la tête, elle partit les leur chercher, tandis que Setsuko jouait avec une cuillère à glace qu’elle avait trouvée dans le sable. « Tiens, met cette bague dans le porte-monnaie. Fais bien attention de ne pas la perdre ! » et elle l’y rangea ; « elle a un gros bobo Maman mais bientôt ça ira mieux, tu verras ? »
« Où qu’elle est, maman ? », « A l’hôpital à Nishinomiya. Alors ce soir, on va dormir ensemble, toi et moi, à l’école, et demain, t’sais bien, not’ tante de Nishinomiya, celle qu’habite à côté de l’étang, eh bien on ira chez elle. », Setsuko continuait sans mot dire à faire toutes sortes de pâtés dans le sable quand la jeune fille revint avec les biscuits emballés dans deux sachets bruns : « Nous on est dans une classe du premier étage, tous ensemble, vous venez pas ? » oui, mais ils viendraient plus tard, la pauvre Setsuko, il allait quand même pas la mettre au milieu d’une famille, réunie au complet, autour des parents, à moins que c’eut été plutôt Seita le premier à fondre en larmes ; « Tu veux manger ?», « J’veux aller chez Maman ! », « Demain qu’on ira, aujourd’hui c’est déjà trop tard. », il s’assit sur le bord du bac à sable « Tiens r’garde voir comme c’est un crack ton frère ! » il bondit vers la barre fixe, au-dessus de laquelle il souleva son corps d’un ample mouvement, culbuta vers l’avant, une fois, deux fois, puis encore et encore, interminablement… »
La scène charnière du film de Takahata, entre deux parenthèses morbides
* Pathétique ?
Aussi étonnant que cela puisse paraître aujourd’hui, le terme péjoratif « pathos » a souvent été collé au film d’Isao Takataha en France, notamment dans les milieux éducatifs et culturelles qui ont longtemps rejetés en bloc tout ce qui pouvait ressembler de près ou de loin aux bandes dessinées et aux dessins animés japonais.
Le fleuron de ma collection de témoignages directs de cette attitude réactionnaire, généralement dictée par la bêtise et l’ignorance, reste ma courte expérience avec la Bibliothèque du Film (BiFi), organisme parisien fermé et « absorbé » en 2013 par la Cinémathèque française.
En 2001, nous étions encore assez peu nombreux en France à écrire et à discourir de manière objective en public sur le cinéma d’animation japonais.
Personnellement, je le faisais régulièrement pour me confronter au terrain mais à reculons car pleinement conscient de la fragilité littéraire et rhétorique de mes propos, en particulier face à des audiences professionnelles. Pour ma défense, je débutais sans jamais avoir reçu quelconque formation dans ce domaine et je n’étudiais le cinéma d’animation que depuis peu, en autodidacte.
C’est donc la boule au ventre que je me suis rendu, un jour de cette même année, à la BiFi, à l’invitation du comité éditorial des cahiers pédagogiques du jeune dispositif d’éducation à l’image « Lycéens au cinéma » pour rédiger les contenus du livret pédagogique consacré au premier long métrage de Satoshi Kon, Perfect Blue.
Nous avions eu quelques échanges de mails pour définir le « chemin de fer » (organisation des contenus) et j’étais venu à Paris pour rencontrer physiquement mes interlocuteurs, évaluer la relation de travail à venir et, si mes premières impressions se confirmaient sur place, leur annoncer piteusement que je ne me sentais pas capable d’accomplir cette tâche.
Après quelques minutes de discussion, le directeur de la Bifi (que je ne nommerai pas par politesse) a fait irruption dans la pièce et, sans même me saluer, à déverser sur moi un flot d’insultes qui traduisait son hostilité à l’égard de l’animation japonaise dans son ensemble. En deux minutes à peine, devant les regards médusés de ses collègues, il a affirmé son opposition de principe à intégrer un long métrage animé japonais dans le dispositif, a descendu en flèche le film de Kon, qu’il n’avait de toute évidence même pas vu, et conclu sa diatribe en invoquant, du coq à l’âne, Le tombeau des lucioles qu’il qualifia (je cite de mémoire gravée à jamais) de « film larmoyant et nationaliste« .
Cloué sur place, j’ai terminé cette séance de travail je ne sais comment. Dans les jours suivants, de retour chez moi, j’ai annoncé mon renoncement à la rédaction du fascicule. Celle-ci fut finalement confiée à Hervé Joubert-Laurencin.
Avec le recul, j’ai certes supposé que le cinglé qui dirigeait la BiFi avaient probablement des circonstances atténuantes et qu’il n’avait rien contre moi en particulier (ce qui n’excuse en rien son comportement face à un interlocuteur qu’il ne connaissait même pas) mais j’ai surtout pris la mesure des chocs profonds que pouvaient provoquer – et provoquent encore – l’adaptation filmée d’Isao Takahata et, avant elle, la nouvelle d’Akiyuki Nosaka, sur des esprits étriqués ou culturellement appauvris.
NB : j’ai pouffé de rire, quatre ans plus tard, en lisant le nom du même directeur de la BiFi dans les remerciements du livret pédagogique de « Collège au cinéma » consacré au Tombeau des lucioles. ;)
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.