Le dernier long métrage d’Andreï Khrjanovski a beau être une pièce importante de l’Histoire du cinéma d’animation contemporain, son exploitation dans les salles françaises est plus qu’improbable.
Ce film développe une narration dense et complexe, à plus forte raison pour un spectateur éloigné de l’Histoire, de la culture et de la politique russes. Qualifié par son auteur de film “polygenre”, Le nez ou le complot des non-conformistes* combine récit dramatique, pamphlet politique, biopic, documentaire, tragi-comédie musicale et farce absurde. Il constitue aussi une œuvre hybride dans sa forme, laquelle, majoritairement animée (dessins, peintures, éléments découpés), imbrique prises de vues continues (filmées pour l’occasion ou extraites d’archives diverses) et autres éléments hétéroclites (affiches de propagande, photographies et extraits de courts métrages réalisés par Khrjanovski au début de sa carrière).
On comprend ainsi qu’il soit difficile à résumer, difficile à vendre aux programmateurs de salles, difficile à appréhender au premier visionnage sans un minimum de documentation préalable. On pourra lui en faire reproche, certes.
Cependant, en écho à mes précédents commentaires enthousiastes émis sur ce film après l’édition 2020 du Festival d’Annecy, j’ajoute que sans en cerner toutes les subtilités, n’importe quel spectateur un peu cinéphile peut aisément sentir qu’il se trouve face à une œuvre d’art hors du commun et à la puissance audio-visuelle certaine.
Aussi, dans l’espoir que ces informations puissent aider les futurs spectateurs français de ce film à l’apprécier pleinement, voici quelques clés de lecture amenées à être complétées régulièrement.
Le film
Coécrit, réalisé, partiellement animé et produit par Andreï Khrjanovski (bio-filmographie complète)
Titre original : Нос, или Заговор «не таких»
Titre international : The Nose or the Conspiracy of Mavericks
Année : 2020
Origine : Russie
Durée : 89 mn
Scénario : Andreï Khrjanovski et de Youry Arabov, d’après la nouvelle “Le Nez” de Nicolas Gogol et d’après son adaptation lyrique par Dmitri Chostakovitch
Unité de production/fabrication : School-Studio SHAR
Le studio-école “SHAR” / Школа-студия “ШАР” (“sphère” ou “globe“) a été fondé en 1993 par et autour d’éminentes personnalités du cinéma d’animation russe Fyodor Khitruk, Eduard Nazarov, Youri Norstein et Andreï Khrjanovski. Excusez du peu !
L’idée du film date de 1968. Sa production a été lancée en 2014.
Le cinéma – pas toujours animé – d’Andreï Khrjanovski est exigeant, profondément poétique, esthétiquement très inspiré, et son caractère éminemment politique (critique plus ou moins frontale du totalitarisme institutionnalisé) lui ont fait subir la censure d’État à plusieurs reprises. Son second court métrage, L’harmonica de verre (1968), est le premier film d’animation censuré en Union Soviétique et restera interdit durant près de deux décennies.
On connaît Andreï Khrjanovski en France pour le magnifique et néanmoins déroutant Le lion à la barbe blanche (1994) distribué à sa sortie dans le circuit des salles “art et essai”, et pour sa direction artistique du long métrage de Francis Nielsen, Le chien, le général et les oiseaux (2003).
Précisions : en russe, “nez” se dit “hoc” (prononcez “noss”). L’anagramme de” hoc” est “son” qui signifie “rêve”. Le film est sous-titré “Une histoire en trois rêves”.
La traduction française du titre est discutable. Les termes не таких entre guillemets (littéralement “différents”, “pas comme il faut”) induisent un second degré que le titre en anglais efface.
J’ai choisi pour ma part le substantif “non-conformistes”, sans guillemets, qui renvoie à la fois à l’avant-gardisme des artistes évoqués par le film et à leur statut aux yeux du pouvoir stalinien.
Affiche officielle du film
Ce que raconte le film
Synopsis : Un récit gigogne reprend successivement le conte fantastique de Nicolas Gogol (publié en 1836), inscrit dans l’adaptation en opéra par Dmitri Chostakovitch (créée en 1928-1930), œuvre lyrique réinterprétée par Andreï Khrjanovski dans un film d’animation en 2020. Le cinéaste y dénonce, grâce à cette mise en abîme vertigineuse du fond comme de la forme (visuelle et sonore), les rapports entre l’Art et le pouvoir, et plus précisément les relations d’un pouvoir totalitaire – stalinien en l’occurrence – avec son avant-garde artistique et intellectuelle.
Résumé du film :
Dans un avion de ligne, le réalisateur du film a réuni autour de lui de nombreux artistes et amis qui partagent l’intérêt pour “la thématique liée à Gogol , à Chostakovich, ainsi qu’à l’avant-garde” (1). Sur l’écran face à leur siège, ces personnalités visionnent des films qui constituent l’héritage cinématographique russe.
Ces personnalités assises dans le même avion volent toutes vers une même destination symbolique.
Sur l’un des écrans, une séquence animée dévoile Nicolas Gogol effectuant un voyage de sa campagne ukrainienne natale jusqu’à Saint-Pétersbourg, centre intellectuel, scientifique et politique de la Russie au 19e siècle.
Un “premier rêve” commence. Au sortir de la révolution russe, figurée par des extraits du Cuirassé Potemkine de Sergueï Eisenstein, au début des années 20, le compositeur Dmitri Chostakovitch relève le chalenge de composer un premier opéra soviétique. Il choisit d’adapter “Le Nez” de Gogol. La nouvelle relate les déboires d’un serviteur de l’État dépossédé de son appendice nasal. Chostakovitch choisit l’option satirique pour critiquer la petite-bourgeoisie obsédée par sa représentation sociale. Le compositeur travaille parallèlement avec le couple formé par le comédien metteur en scène Vsevolod Meyerhold et l’actrice Zinaïda Reich sur l’adaptation théâtrale de “La Punaise” du poète dramaturge Vladimir Maïakovski. Cette lignée d’artistes constitue l’avant-garde de l’art moderne russe du début du 20e siècle. Subtilement, l’animation et la bande sonore conduisent le spectateur à l’intérieur de l’histoire du Nez telle que l’a interprétée Chostakovitch.
Jusqu’ici érigé en monument national, “Le Nez” va subir l’incompréhension du peuple qui le juge insensé et élitiste, grâce à un habile dénigrement institutionnalisé.
Le “deuxième rêve” est, comme le premier, imprégné par la musique de Chostakovitch mais les personnages du “Nez” de Nicolas Gogol cèdent leur place à l’entourage du dictateur Joseph Staline. Celui-ci convoque un jour l’écrivain et metteur en scène Mikhaïl Boulgakov, lequel avait précédemment envoyé une lettre enflammée au dictateur sous la signature énigmatique de “Trampazlin”. Les œuvres de Boulgakov sont régulièrement censurées ou remaniées par le pouvoir, comme son adaptation scénique du roman “Les âmes mortes” de son principal inspirateur Nicolas Gogol.
Convaincu par Boulgakov, Staline décide de se rendre à l’opéra où se joue justement “Le Nez” de Chostakovitch. Déstabilisé par ce qu’il considère comme une “cacophonie”, le dictateur impose insidieusement son opinion à ses ministres, tous plus couards les uns que les autres. Son rejet d’un art “élitiste” devient dogme d’État qui entraîne mécaniquement la mise à l’index, la persécution voire l’anéantissement de toutes les formes de création ne pouvant être considérées comme “classique”, c’est-à-dire conformes aux canons imposés par l’État, c’est-à-dire conformistes.
Le “troisième rêve” décrit par le menu les dérives totalitaires du pouvoir stalinien. Aux chants lyriques ont succédé des symphonies mélancoliques, voire désabusées, du «quartier antiformaliste» de Chostakovitch – un morceau de musique qui n’a jamais été joué du vivant du compositeur. Dans cette composition, il ridiculisait la campagne stalinienne contre l’avant-garde, qu’il nommait «la confusion au lieu de la musique».
Aux séquences d’animation, toujours plus ironiques à l’égard de Staline et de ses “garde chiourmes”, qui par peur ou conviction cautionnent et appliquent avec zèle la répression des dissidents, s’entremêlent désormais films et affiches de propagandes, extraits d’archives historiques (dont des exécutions sommaires) jusqu’au dénouement final.
La photo du prisonnier Vsevolod Meyerhold (assassiné comme son épouse Zinaïda Meyerhold-Reich) rejoint une mosaïque de photographies d’intellectuels et artistes victimes de la répression stalinienne. Sous le regard des pantins animés représentant Nicolas Gogol, Dmitri Chostakovith et Mikhaïl Boulgakov, des dizaines d’avions russes quadrillent le ciel nocturne. Chaque appareil porte le nom des mêmes victimes du stalinisme évoquées dans la frise photographique.
Retour dans l’avion de ligne du début : tous les écrans projettent au passagers le même balai aérien.
NB : On notera que le long métrage a été réalisé sans storyboard. Les créateurs des différentes séquences disposaient uniquement un plan général, à partir duquel ils se sont permis des écarts ou des approfondissements. Néanmoins, Khrjanovski et Arabov reconnaissent avoir utilisé des segments du scénario de l’opéra écrit par Meyerhold.
Les personnages
Nicolas Gogol
Écrivain russe d’origine ukrainienne.
«Gogol n’est pas seulement une figure centrale de la littérature russe, il est également le fondateur de tous ses autres courants modernes – du réalisme critique au surréalisme. Et en plus, c’est un ingénieux maître de l’édition. C’est un maître du collage, si vous voulez »
Andrei Khrzhanovsky.
Dmitri Chostakovitch
Compositeur et metteur en scène emblématique de l’avant-garde artistique russe de la première moitié du 20e siècle, la figure de Chostakovitch fait toujours aujourd’hui l’objet de débats quant à ses relations – entre résistance et complaisance – avec le régime stalinien.
Mikhaïl Boulgakov
Dès son entrée au Théâtre d’art, où seule la peur des réactions du pouvoir avait empêché d’agréer la demande d’emploi de Boulgakov, l’écrivain se lance dans une adaptation scénique du roman de son « maître » Nicolas Gogol, “Les Âmes mortes”. Après le rejet d’une première version, le 7 juillet 1930, il rédige une seconde version, lue le 31 octobre, elle-même refondue en novembre pour tenir compte des objections du Théâtre. Les répétitions commencent le 2 décembre, mais le Théâtre d’art, toujours insatisfait du texte, lui demande de modifier profondément sa structure. La première a lieu le 28 novembre 1932.
Staline et ses ministres
Le dictateur Joseph Staline est ici décrit comme un personnage manipulateur qui sait jouer habilement de la terreur qu’il inspire à ses subordonnées. Il n’impose pas d’opinion franche ni d’injonction directe à la censure et à la répression. Il pousse ses sous-fifres à agir avec zèle en endossant ainsi la responsabilité, devant l’Histoire et devant le peuple, des dérives de son régime autoritaire.
Andreï Khrjanovski
L’exigence et la difficile perméabilité de ses films ont relégué cet artiste complet derrière les figures plus accessibles de Fyodor Khitruk, Eduard Nazarov, Youri Norstein Garri Bardine, parmi les plus emblématiques personnalités du cinéma d’animation russe.
Les artistes dans l’avion (crédités au générique)
• Lyudmila Antonova : actrice
• Sergei Barkhibn : scénographe, directeur artistique au Bolchoï
• Anatoliy Vasiliev : metteur en scène et professeur de théâtre
• Kama Ginkas : metteur en scène
• Anton Dolin : danseur et chorégraphe
• Viktor Golishev : traducteur
• Andreï Golishev : acteur, et son épouse Elena Golisheva
• Mariya Zhavoronkjova : actrice
• Elena Kasatkina : actrice
• Naum Kleiman : historien et critique de cinéma spécialiste de Sergei Eisenstein
• Dmitri Krymov : peintre, et son épouse Inna Krymova, actrice
• Youri Rost : photographe
• Katia Skanavi : pianiste
• Leonid Fedorov : compositeur de musique de films, et son épouse Lidiya Fedorova, actrice
• Chulpan Hamatova : actrice
• Denis Shibanov : chef décorateur
Les artistes et intellectuels, victimes des “purges staliniennes”, mentionnés dans le film
• Vsevolod Emilyevitch Meyerhold (1874-1940) : dramaturge et metteur en scène > exécuté en secret
• Zinaida Meyerhold-Reich (1894-1939) : actrice de théâtre et épouse de Vsevolod Meyerhold > assassiné, meurtre jamais résolu
• Babel Isaak (1894-1940) : écrivain > fusillé
• Florensky Pavel (1882-1937) : philosophe et théologien > condamné à mort au Goulag
• Ossip Maudelstam (1891-1938) : poète et essayiste > mort de froid et de maladie au Goulag
• Nicolaï Vaulov : ?
• Nicolaï Gumilev (1886-1921) : poète > fusillé
• Sergei Korolev (1906-1966) : ingénieur aéronautique > torturé et gravement altéré par ses emprisonnements entre 1938 et 1944
• Varlam Chamalov (1907-1982) : écrivain > plusieurs fois emprisonné et malmené au Goulag, entre 1929 et 1951
• Georgiy Zhzhenov (1915-2005) : acteur et écrivain > emprisonné au Goulag de 1939 à 1955
• Olga Bergholz (1910-1975) : poétesse et scénariste > arrêtée et battue en 1938, enceinte, son enfant naît prématurément et décède.
• Daniel Andreev (1906-1959) : écrivain, poète > emprisonné de 1947 à 1957
• Alexander Vvedensky (1904-1941) : poète, dramaturge > plusieurs fois emprisonné, entre 1931 et 1941
Photographie de Dmitri Chostakovitch pensif, plan extrait du film
Forme et technique d’animation
Andrei Khrzhanovsky utilise, pour qualifier son film, les termes de “collage”, “vitrail” et “mosaïque”. Autrement dit, il s’agit d’un assemblage d’éléments d’origines diverses formant un tout harmonieux et chargé de sens. Ainsi, les techniques d’animation mobilisées pour la fabrication du film sont elles aussi variées, alternant dessins animés traditionnels, éléments découpés et animés au banc-titre “multiplane” (support de base constitué de plusieurs plaques de verre superposées). A cela s’ajoutent l’insertion numérique (compositing) de photographies, de supports imprimés et de séquences de films d’animation. Le tout intercalé avec des séquences filmées en continu (archives, films de patrimoine, captations contemporaines).
Croquis d’inspiration de Marina Azizyan, principale directrice artistique du film
Notes
1 Dmitri Voltchek, 2020 (textes et interview d’Andreï Khrjanovski, revue Blink Blank n°2 – Automne/Hiver 2020)
En-tête : extrait du long métrage Le Nez ou la conspiration des non-conformistes où, posée là en aparté naturel du récit, une animatrice (peut-être Lidiya Mayatnikova, mise en exergue dans le générique de fin) fabrique la séquence en cours de déroulement.
Andreï Khrjanovski et le photographe Youri Rost (extrait du film)
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