Avertissement : cet article contient des images, des propos et des liens qui font références à des contenus destinés aux adultes et aux adolescents.
Les enfants, si vous êtes arrivés jusqu’ici par je ne sais quel concours de circonstances hasardeuses, soyez gentils, allez voir ailleurs.
REFOULEMENTS DANS LE CARTOON
Le premier film ouvertement « pornographique » date de 1896. Il s’intitule Le coucher de la mariée et aurait été réalisé par Albert Kirchner, plus connu sous le pseudonyme de Léar.
Pour se développer dès la naissance même du cinéma, la production de films pornographiques s’est appuyée sur une forte demande – masculine, patriarcale – par opportunisme économique. La rentabilisation des dépenses engagées sur des films traditionnels, incitait fréquemment des réalisateurs reconnus de films muets à tourner parallèlement des œuvres grivoises à la chaîne, en réutilisant les mêmes décors et les mêmes équipes de tournage.
Il faut attendre la fin des années 20 pour voir surgir les premiers films animés frontalement pornographiques.
Le premier d’entre eux (le seul en tous cas à avoir été conservé) narre les aventures d’Eveready Harton, dont le nom à lui seul – littéralement, « bandard permanent » – annonce clairement la couleur. En l’occurrence celle d’une suite de gags scabreux enchaînés sans véritable scénario. Eveready Harton Buried Treasure (1928) vaut son pesant de cacahouètes à différents égards. En particulier, au niveau de la représentation de l’anatomie humaine, à la fois caricaturale dans son élasticité et ses contours, et physiquement crédible afin de maximiser l’empathie du spectateur.
A ce stade, je n’ai pas connaissance d’équivalents, mais il y a fort à parier, compte tenu du marché que représentait, dès ses débuts, l’animation industrielle aux États-Unis, que d’autres franchises ont pu être développées sous le manteau, au moins jusqu’en 1934. Cette année-là voit l’entrée en application du code Hays, règlementation de censure imposée aux studios américains, rédigée par le sénateur William Hays, suite à plusieurs scandales ayant entachés l’image d’Hollywood. Entre crime organisé et prostitution industrialisée, le centre mondial du cinéma est en effet un haut lieu de débauche à grande échelle. Par conformisme de façade ou par sursaut de puritanisme, le code Hays y sera effectif et souvent appliqué avec zèle jusqu’en 1966.
Selon Ward Kimball, vétéran-animateur des studios Disney, cité dans le livre de Karl F. Cohen (1) :
« Le premier cartoon porno a été réalisé à New York. […] Il a été conçu par trois studios différents à la fin des années 20. Il était muet donc.
Chaque studio en a fabriqué une partie sans consulter les autres équipes. Le studio A finissait sa section et confiait le dernier dessin au studio B qui continuait le film, ainsi de suite. Ces trois studios étaient ceux de Max Fleisher, de Paul Terry et celui de Mutt et Jeff [Raoul Barré, ndr]. Aucun n’a vu le résultat final avant la nuit du grand show. Des gars qui y étaient m’ont raconté que les rires ont failli souffler le toit de l’hôtel où avait lieu la projection. »
Si la sexualité frontale disparaît totalement de la production officielle des comédies caricaturales en dessins animés sous le code Hays, on peut nettement sentir la frustration à peine retenue qui titille les maîtres de l’animation de l’avant-guerre. Deux exemples notoires : Betty Boop Red Hot Mamma (1934) de Dave Fleischer, où le sex symbol archétypal par ses gémissements évocateurs et son déhanché on ne peut plus suggestif, apparaît littéralement « en feu » au milieu des enfers, et, une décennie plus tard, l’emblématique Red Hot Riding Hood (1943) de Tex Avery, dont la métaphore orgasmique qui prend les atours d’un loup libidineux incapable de contrôler ses pulsions hormonales, marquera durablement les esprits en constituant un parangon de la représentation comique de la frustration sexuelle.
Dans les deux cas, l’expression anglaise « red hot » (signifiant simultanément « épicée » et « chaude comme la braise ») dissipe les doutes quant à la teneur réelle de la private joke adressée au spectateur adulte.
Le court métrage Red Hot Mamma a été censuré lors de sa sortie en Grande-Bretagne…
pour son caractère « blasphématoire ».
Gag magistral multi-dimensionnel de Tex Avery dans
The Shooting of Dan McGoo (1945)… Tout est dit.
Pornographie et propagande militaire
L' »impossible plausible » du cartoon énoncé par Sergeï Eisenstein (2), quintessence de l’animation figurative, apte à concrétiser visuellement les fantasmes sexuelles les plus fous, ne fait pas le poids face aux dogmes d’une industrie désireuse de profits massifs. La pérennité et la prospérité des dessins animés se développera dans un secteur aux risques minimisés, celui de la jeunesse.
Bien que dans ce registre aseptisé à l’extrême on verra ultérieurement que les tentatives de perversion ne manquent pas, c’est donc dans la niche confidentielle de l’animation produite exclusivement pour un public adulte que vont continuer de s’exprimer les fantasmes masculins.
« On pensait à l’armée quand on a fait le premier des Red Hot Riding Hood. Le sergent était là, à nous aider à planifier les films d’entraînement. Et quand on a eu fini de monter et de doubler le premier Red Hot Riding Hood, on l’a amené à la salle de projection où l’on passait toujours les films au producteur et à toute la bande. Le sergent l’a aperçu, et il a hurlé de rire ! On avait été un peu fort sur les réactions du loup, vous savez, la vapeur qui sortait du col et tout ça. Quand le censeur l’a vu, il a dit « Mon vieux, ça va trop loin ». Alors on a dû rectifier, jongler, recouper. Un colonel, un autre, à Washington, a appris que le censeur en avait sucré un bon bout. Un peu plus tard, Louis B. Mayer a reçu un télégramme du colonel disant qu’il désirait une copie non censurée de Red Hot Riding Hood pour ses hommes d’outre-mer. Le studio s’est démené et, je ne sais pas combien de copies ils lui ont donnés, mais ça a été très bien reçu outre-mer. » (3)
La plupart des studios de production de cartoons animés participent à l’effort de guerre après l’attaque de Pearl Harbour.
Pendant que Donald et Mickey expliquent comment raser de la carte l’ennemi japonais, le département « animation » de Warner Bros développe les péripéties de l’inénarrable Private SNAFU, archétype du bidasse nord-américain, inexpérimenté et quelque peu idiot, au prise avec tous les dangers que réserve l’exercice du difficile sacerdoce de chair à canon.
Un épisode remarquable des aventures de SNAFU ( littéralement : Situation Normal: All Fucked Up > Situation normale : bordel total), intitulé malicieusement Booby Traps (ou « nichons piégés ») perpétue à sa manière le caractère éminemment transgressif de la représentation du corps dénudé et de l’allusion sexuelle dans les films de dessins animés.
Dans l’article suivant (consacré aux studios Disney), nous prolongerons la réflexion, en tentant de comprendre comment l’image même de la figure humaine ou anthropomorphisée est porteuse de double sens sexuelle et de subversion. C’est sur ce terreau fertile que germe depuis une petite décennie une pornographie massive, consensuelle, et de fait terriblement inquiétante dans ce qu’elle traduit des relations humaines au début du 21e siècle.
> visionnez le court métrage Booby Traps
(1) « Forbidden Animation: Censored Cartoons and Blacklisted Animators in America », 1994
(2) Eisenstein on Disney, 1941
(3) Joe Adamson, « Tex Avery : King of Cartoons » (cité et traduit par Sébastien Roffat, in « Animation et propagande – Les dessins animés pendant la Seconde Guerre mondiale », Ed. L’Harmattan)
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