de Fabrice Blin et Xavier Kawa-Topor
avec la participation de Jean-Gaspard Páleníček
Éditions Capricci – 2023
232 pages
ISBN : 979-10-239-0504-5
Sommaire :
• Les 50 ans de La Planète sauvage
• Résumé du film
• « Au secours ! … Je suis né » Enfance et jeunesse de René Laloux
• Laloux et Topor – La rencontre
• D’Oms en série à La Planète sauvage – Adapter Stefan Wul
• Une mise en scène signée Laloux
• Le tournage à Prague vu du côté français
• Une coproduction franco-tchécoslovaque
• Les tribulations d’un français à Prague
• Animer les dessins de Topor – Le papier découpé en phases
• La planète « sonore » – Synthétiseurs et guitare wah-wah
• Déroulé du film
• La planète « picturale » – Jérôme Bosch, la gravure et le surréalisme
• L’odyssée de l’espèce – Science-fiction, politique et philosophie
• Les séquences manquantes
• Divoká Planeta – La version tchèque
• Un triomphe planétaire
• Une planète peut en cacher une autre – « La montagne qui accouche » de Jacques Colombat
• Vers d’autres galaxies
• De la maîtrise du temps – Un texte inédit de René Laloux
• Dessins inanimés, avez-vous donc une âme ? – Hommage à Laloux par Philippe Caza
• Générique du film, filmographie et bibliographie de René Laloux
Pendant la production de La planète sauvage à Prague.
De gauche à droite : Jindřich Bárta (chef animateur), Helena Horálková (assistante animatrice), Jiři Vokoun (chef animateur) et René Laloux (réalisateur)
Crédit photographique : © Lubomir Rejthar
Extrait du texte de René Laloux « De la maîtrise du temps » :
« […] Lorsque nous prenons une photo (d’un être aimé par exemple) le modèle n’existe plus dès que son image a été fixée sur la pellicule : c’est un autre, plus vieux de quelques centièmes de seconde que nous avons devant nous.
Ainsi le temps est-il toujours en avance sur les voyageurs temporels que nous sommes et en déclenchant l’obturateur nous rythmons le passage de la personne aimée (et photographiée) dans un temps à jamais perdu.
C’est le même processus pour la prise de vues cinématographique (et télévisuelle) où les acteurs se déplacent dans le passé à la vitesse de 24/25 images par seconde, images fixées sur de longs rubans d’acétate. Et même s’ils renaissent grâce à la projection sur une toile blanche, ces comédiens, reflets de nous-mêmes, viennent du passé.
Le cinéma de prises de vues réelles, cette forme narcissique du spectacle, n’est en fait qu’une extraordinaire machine à mouliner le temps pour en rejeter les morceaux (ou du moins ce qu’il en reste) dans le passé, une machine à la temporalité détraquée, semblable à celle que l’on trouve dans L’invention de Morel de Casares dont se sont inspirés Alain Robbe-Grillet et Alain Resnais pour leur film L’année dernière à Marienbad.
La notion de maîtrise du temps est encore plus forte dans le cinéma d’animation. La création image par image, dessin par dessin (1 440 par minute) de ce qui va devenir à la projection un personnage en mouvement est un acte créateur qui « devance l’existence ».
La magie consistant à extraire du néant avec un crayon et du papier et des dessins (fixes) qui mis les uns derrière les autres bougeront au moment de la projection fait qu’un animateur de dessins animés ne peut vraiment contrôler la qualité de son travail qu’au moment où celui-ci apparaît sur l’écran.
Ce n’est donc pas un hasard si, amateur dès le plus jeune âge de dessin et de cinéma, puis plus tard de littérature de science-fiction, j’ai choisi comme moyen d’expression le cinéma d’animation (univers sans limites) et si mes cinq longs métrages sont liés à l’idée de maîtrise du temps. »
Réflexions sur La planète sauvage
par Hayao Miyazaki (1981)
« Thoughs on Fantastic Planet » figure dans la version anglaise de la compilation d’écrits de Hayao Miyazaki, intitulée « Starting Point 1979-1996 ».
Ce texte a été publié initialement dans le n° 31 de la revue 1/24, daté du 1er avril 1981.
Les écrits de Miyazaki n’étant toujours pas (en février 2024) traduits officiellement en français, je vous propose ma propre traduction annotée.
J’ignore si René Laloux, grand admirateur et promoteur avant-gardiste du cinéaste japonais, a jamais eu connaissance du contenu, voire de l’existence, de ce texte.
Quoi qu’il en fut, il me paraît intéressant de lire dans les propos d’Hayao Miyazaki des arguments critiques à la pertinence discutable, ses incompréhensions et méprises, voire une certaine aigreur mâtinée de cynisme, probablement due au contexte professionnelle difficile qu’il traversait alors. Le moins que l’on puisse dire est que La Planète sauvage ne l’a pas laissé indifférent.
« Aux lecteurs que ces réflexions peuvent intéresser.
Merci de m’avoir invité à assister à la projection de La Planète sauvage. J’ai refoulé tellement de frustration depuis que j’ai vu ce film qu’il m’a été difficile de relater par écrit les impressions qu’il a provoqué en moi. J’ai finalement réussi à organiser mes pensées et je réalise maintenant que ma frustration n’est pas due au film lui-même mais au travail que ceux qui m’entourent ont accompli.
Mon propos s’articulera autour de la notion d’égarement artistique.
Je ne sous-entends pas ainsi qu’il n’y aurait plus assez d’artistes visuels talentueux de nos jours mais cette question me taraude particulièrement ces derniers temps.
Je ne déteste pas la littérature populaire ou les films qui sont produits pour les masses mais j’ai le sentiment que nous ne cessons de fabriquer des œuvres conformément à une recette bien rodée. Même lorsque j’essaye d’être créatif, je crains d’être trop influencé par la facilité, par une spiritualité au rabais, par la qualité bas-de-gamme de la culture populaire japonaise de ces trente dernières années d’après-guerre. Du point de vue artistique, Heidi et Julie, la rose sauvage (1) sont de qualité égale. Il existe peut-être une légère différence en termes de niveau de compétences et de conditions de fabrication mais c’est tout.
Concernant La Planète sauvage, je trouve ce film intéressant mais je ne peux vraiment pas dire que je l’ai aimé. Si je reconnais volontiers qu’il est techniquement extra-ordinaire, l’œuvre en elle-même n’a pas du tout résonné en moi. Je ne regrette pas de l’avoir vue mais je doute d’avoir envie de le revoir. Il est bien fait mais j’ai surtout constaté un récit grossier [au sens « peu élaboré », voire « commun », ndt]. J’ai eu l’impression que les créateurs ont brodé un récit autour de l’univers visuel de Roland Topor en cherchant à développer une histoire originale qui leur permettrait de déployer cet univers. Je pense même que le traitement du sujet principal de cette histoire n’est pas une franche réussite, bien que le film parvienne à donner vie aux dessins de Roland Topor.
Le jour de la projection, j’ai dit à M. Tomisawa (2) que La Planète sauvage ressemblait à une peinture de Jérôme Bosch ; je voulais dire par là que le film ressemble à ce que la peinture de Bosch représente à mes yeux, à savoir qu’elle m’attire, je la trouve jolie tout en ressentant une certaine révulsion physique à son contact. Elle me renvoie à mes premiers chocs esthétiques lorsque j’ai découvert les représentations médiévales du Christ. J’avais peine à croire que des artistes aient pu représenter Dieu d’une manière aussi repoussante. Il m’était impossible d’y trouver une quelconque forme de beauté.
Je suis heureux d’être japonais et de trouver bien plus belle notre Kudara Kannon (3), statue de la Compassion du Bouddha. Sans doute parce que je suis un Japonais typique mais l’univers esthétique charnel de Bosch, les images bizarres du Christ, les films de Topor (sic) ou les plafonds peints que j’ai pu observer dans un vieux musée d’art folklorique à Zurich, toutes ses représentations me paraissent horribles et si j’avais à les supporter tout un hiver durant, je deviendrais fou. Pour ces mêmes raisons, ces œuvres me sont difficilement compréhensibles.
Je ressens franchement à peu près la même chose à l’égard des personnages dessinés de la série Moomins. Ma déception est similaire à l’égard du long métrage La Belladonne de la tristesse (4) programmé à la même occasion. Toujours plus de Japonais essayent d’imiter le style européen et je trouve cette mode assez superficielle car les images qu’ils produisent ne sont pas du tout effrayantes.
En tant qu’animateur, j’éprouve toujours une certaine résistance à l’idée d’exagérer les esthétiques artistiques au cinéma. Les animateurs qui ont participé au film de Topor (re-sic) se sont tous mis au service d’un style cinématographique aussi technique qu’étriqué. Aussi, je m’inquiète pour leur avenir. Je comprends ce qu’ils ont essayé d’accomplir mais il ne fait aucun doute que leur égarement artistique dans ce film les confinera dans une position de second rang. Et je crois que cet égarement pourrait être la conséquence d’une perte de repères culturels.
Les Européens qui ont accusé Hols, prince du soleil (5) de ne proposer aucune valeur ajoutée artistique avaient raison. Nous avons toujours souhaité créer quelque chose de typiquement « Japonais » mais si la qualité du travail artistique sur ce long métrage avait été celle de la série Julie, la rose sauvage, que nous aurait-on reproché ?
Quoi qu’il en soit, pour en revenir à l’égarement artistique – puisque l’Art est le thème de mon propos – je crois qu’il ne me reste plus grand chose d’autre à faire que commencer à me noyer dans une mer de désolation, torturé par ma propre conscience. Cette projection m’a vraiment fait réfléchir à la façon dont je dois travailler désormais pour percer d’une manière ou d’une autre des brèches dans les murs qui nous entourent.
En réalité, j’ai toujours été un adepte des cultures populaires. Et l’un de mes souhaits les plus chers reste celui de transmettre aux enfants d’aujourd’hui le même genre d’émotions que j’ai pu ressentir en lisant « Sabaku no maô » de Tetsuji Fukushima (6).
Aussi, pour conclure, La Planète sauvage est un film qui m’a profondément fait réfléchir. Il me faudra le visionner à nouveau. Je vous remercie énormément.
A une prochaine fois
Hayao Miyazaki »
(1) Hayao Miyazaki évoque ici, d’une part, la série animée Heidi, petite fille des Alpes (アルプスの少女ハイジ), réalisée par Isao Takahata en 1974 à laquelle il a fortement collaboré et Julie, la rose sauvage (野ばらのジュリー) réalisée par Keiji Hayakawa en 1979. Cette dernière série, inédite en France, prolonge avec beaucoup moins de talent et de réussite la mode des récits romanesques mélodramatiques inspirés par des récits littéraires occidentaux, tradition justement lancée avec Heidi.
Cette série était encore une référence au Japon, au début des années 80, âge d’or des séries à l’eau de rose dont Candy, Candy (largement diffusé et plébiscité en France) pourrait être le parangon.
(2) Yôko Tomisawa, rédacteur en chef de la revue « Film 1/24 » à cette période.
(3) Référence à la statue Kudara Kannon, trésor national japonais conservé au temple bouddhiste Horyuji.
(4) La belladone de la tristesse, film de Eiichi Yamamoto sorti au Japon en 1973. La Planète sauvage date de la même année.
(5) Hols, prince du soleil (太陽の王子 ホルスの大冒険), réalisé en 1969 par Isao Takahata, a été relativement mal accueilli partout où il a été diffusé, jusqu’à sa réhabilitation japonaise puis internationale à partir de la fin des années 90 du 20e siècle. Les critiques européennes que mentionne Hayao Miyazaki émanent des rares relais médiatiques du film dans le contexte des non moins rares festivals de films occidentaux qui ont programmé Hols après sa sortie japonaise.
(6) « Sabaku no maô » (砂漠の魔王), que l’on peut traduire par « Le roi-démon du désert » ou « Le génie du désert », est une série de bandes dessinées créée en 1956 par Tetsuji Fukushima. Celle-ci est l’une des inspirations majeures revendiquées par Hayao Miyazaki.
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