On avance !

 

C’est un discours qui secoue le cocotier jusqu’ici bien pénard du cinéma d’animation européen et qui devrait provoquer par rebond quelques remous salutaires dans le Landerneau du cinéma d’animation français, lui aussi longtemps resté tranquille-pépère dans sa niche de sous-registre infantile.
Ce discours courageux a été prononcé en anglais par Luce Grosjean, co-dirigeante et distributrice de la jeune société française Miyu, en introduction d’une table ronde consacrée à la distribution de films d’animation dans le cadre de la 16e édition du festival international « Animateka » de Ljubljana (Slovénie).
Parce que relayé à ce jour uniquement par des médias spécialisés anglo-saxons (Zippy Frames, Cartoon Brew) et sur quelques réseaux sociaux d’initié(e)s, je vous en propose ci-dessous une traduction, je l’espère la plus fidèle possible aux propos originaux, traduction de la retranscription anglaise du texte par son auteure.

 

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« Je dirige mon entreprise depuis cinq ans. Sa création est étroitement liée à ma connaissance et à mon expérience du déséquilibre des pouvoirs entre hommes et femmes dans mon secteur, après que j’ai réalisé que je devais me battre deux fois plus que mes concurrents masculins, en essayant de montrer ma valeur dans un monde fortement compétitif et viril, tout en me battant pour croire en moi-même.
Pour affronter cela, j’essaie juste aujourd’hui de ne pas donner trop d’espace à mes ressentiments et de profiter autant que possible de ce que je fais.

Quand le mouvement #MeToo a commencé, je pensais, comme la plupart des femmes, que le monde allait changer radicalement et que l’industrie du cinéma serait le lieu le plus sûr pour travailler. Mais, deux ans plus tard, nous devons nous résoudre au fait que le monde n’a pas changé.
Roman Polanski a encore sorti un film dans les salles de cinéma en France et c’est l’un des plus grands succès qu’il ait connu dans sa carrière.
Un réalisateur français, bien connu comme violeur par toute l’industrie française de l’animation, réalise actuellement un nouveau long métrage.
Après avoir été viré par Pixar,
John Lasseter dirige maintenant le studio d’animation Skydance.

Parmi mes propres clients, les réalisateurs du film Garden Party (Illogic Team) ont signé récemment un contrat pour un long métrage avec Bob Weinstein, le frère de Harvey. Celui-là même qui a payé le règlement en justice de la procédure de harcèlement engagée contre son frère, le même Bob Weinstein qui a profité de son influence et de la peur que son frère Harvey inspirait aux femmes durant les 40 dernières années de leur partenariat professionnel.

J’aimerais vous dire aujourd’hui que tous ces problèmes ne se produisent que dans les longs métrages. J’adorerais me prévaloir de la « petite industrie du court métrage d’animation », où le fait que nous travaillions dans le registre le moins commercial de l’animation nous protège, que nous sommes si pauvres, si égaux que nous ignorons les questions de domination, que le cinéma est une industrie patriarcale obsolète et que nous sommes en mesure de changer le monde tel que nous le connaissions jusqu’ici.
Mais je ne le peux pas.

Certaines personnes ont plus de pouvoir que d’autres. La domination masculine peut facilement exister même à petite échelle.
Qui détient le pouvoir dans le cinéma ? Les gens qui dirigent des organismes de financement, les producteurs, les réalisateurs bien établis, les programmateurs de festivals et, bien sûr, nous, les distributeurs. C’est pourquoi je me sens libre de vous parler aujourd’hui.

Nous entendons des histoires, nous recueillons des témoignages directs de femmes harcelées, touchées sans leur consentement, mal à l’aise à l’idée de réagir. Et aujourd’hui, je veux vous dire à tous qui êtes présents dans cette salle, et j’espère que cela sera bien compris : je suis fatiguée de tout ça !
Fatiguée d’essayer de «faire preuve de compréhension». Fatiguée d’essayer de faire bouger les choses, de tenter de changer la situation ou de la laisser perdurer parce que vous ne voulez pas déplaire à des individus qui sont vos amis. Fatiguée de voir notre industrie échapper aux scandales. Fatiguée d’essayer d’expliquer aux hommes pourquoi il n’est pas acceptable d’avoir tel ou tel comportement et à quel point ces comportements affectent les femmes.

Désormais, lorsque j’entendrai qu’une personne en a harcelé sexuellement une autre – soyons honnêtes et ajoutons le masculin dans cette phrase – lorsque j’entendrai qu’un homme a harcelé une femme, dans un festival, dans une école, dans un studio, je le considèrerai alors persona non grata. Je parlerai de lui publiquement, je préviendrai les personnes qui dirigent l’institution qui l’invite, je mettrai en garde les femmes qui travaillent avec lui.
Les festivals qui laisseront ce genre de comportement se produire sans réagir, je les considérerai également comme des lieux dangereux pour les femmes. Je préviendrai nos réalisatrices avant d’envoyer leurs films dans ces festivals, et si nos films y sont sélectionnés, nous nous assurerons que les réalisatrices auront les informations avant de partir afin qu’elles puissent se protéger.

Vous, responsables de festivals, vous êtes les personnes qui avez le plus de pouvoir aujourd’hui dans la petite industrie du court métrage d’animation. Vous donnez de la visibilité et de la légitimité à ces hommes. En les invitant, vous cautionnez leur comportement. De fait, vous les amenez à prendre part à des soirées fréquentées par de nombreuses jeunes femmes.
Cela n’est pas suffisamment rappelé : vous êtes responsables de la sécurité des femmes invitées dans vos festivals, tout comme vous êtes responsables du comportement des hommes que vous invitez.
Nous, les femmes : parlons-nous les unes aux autres, n’ayons pas peur de partager nos sentiments et nos expériences. Nous avons peut-être vécu la même chose et nous serons plus fortes ensemble.

À toutes les personnes qui, comme moi, jouissent d’une position de pouvoir – distributeurs, programmateurs de festivals, directeurs de festivals, organismes de financement, enseignants et directeurs d’écoles – j’espère que vous rejoindrez ma position.
Car trop c’est trop !

Nous ne sommes pas ici pour offrir un accès gratuit au corps des femmes sans leur consentement, nous sommes ici pour célébrer toutes les personnes talentueuses qui font de l’animation. Continuons ainsi !

 

Voici quelques idées qui ont été partagées ces derniers jours pour faire des festivals et, plus généralement, des lieux publics de l’industrie de l’animation, des lieux plus sûrs. Ce ne sont pas des règles imposées mais vous pouvez vous en emparer pour évaluer les raisons et le degré de votre engagement à changer les choses :

Arrêtez de sélectionner des films de réalisateurs problématiques*.
Arrêtez de les inviter.
Si pendant votre festival, vous apprenez qu’un de vos invités est problématique : informez votre personnel, en particulier les femmes, car ce sont elles qui doivent être gentilles avec vos invités, tout en étant les plus exposées.
Parlez avec eux car ils ne savent peut-être même pas qu’ils sont problématiques, surtout si vous êtes un directeur de festival – votre voix sera plus entendue que la nôtre. Ne laissez pas seulement les femmes traiter ces questions.
Faites-le savoir aux autres programmeurs. Nous savons que vous vous parlez.
S’il vous plaît, croyez la parole des femmes ! Aucune femme ne veut être considérée comme une victime ou nommer quelqu’un pour se venger.
Discutez du féminisme et d’autres questions sociales lorsque la fréquentation du festival est à son plus haut, voire au début, afin que les gens puissent partager leurs pensées pendant toute la durée du le festival.
Si vous demandez aux femmes de parler du féminisme, demandez aux hommes de faire part de leurs réflexions sur les avantages qu’ils retirent du fait d’être un homme. Les femmes et les hommes devraient avoir un temps égal pour parler de leur travail. Nos emplois ne consistent pas à être des femmes.

Je termine ici, et j’espère que ce sera une conversation continue jusqu’à ce que l’égalité soit effective.

 

Je voudrais remercier tous mes amis et collègues qui ont assisté à mon discours et qui m’ont soutenue, en particulier Draško Ivezic et Luca Tóth (qui l’a filmé), Chintis Lundgren, Flóra Anna Buda (merci pour le beau visuel agréable derrière moi, qui m’a donné du courage), et Igor Prassel et toute l’équipe d’Animateka qui m’ont laissé faire cette annonce, tous les programmateurs de festivals , et toutes les personnes qui étaient là et ont commencé à réfléchir et à parler de ces questions. Je suis soulagé que notre communauté ait commencé à parler de toutes ces questions et essaie déjà de changer le système.

•*•

 

*NdT : je conserve ici le terme « problématique » pour coller le plus possible au texte initial. Je ne craindrais pas de trahir les nuances de ces propos, j’utiliserais plus volontiers le terme moins ambigu « dangereux ». Car on parle bel et bien là de danger, suspecté ou avéré.

Visuel d’en-tête : extrait de l’affiche du festival Animateka 2019

 

 

 

anima