Stratégie de la seconde chance ?

 

La sortie française, aujourd’hui, du superbe long métrage de Jonas Poher Rasmussen est un petit évènement qui, malgré les bonnes volontés des uns (belle publicité à l’antenne de France Inter, la radio la plus écoutée du pays) et des autres (opération de soutien de l’Association Française du Cinéma d’Animation, focus du CNC et de l’agence régionale Pictanovo, …), devrait, sauf miracle, se traduire par un échec commercial cuisant. La stratégie de distribution de ce film pose en effet beaucoup de questions de cohérence et laisse même suspecter un recours à la pensée magique pour espérer lui faire rencontrer ses spectateurs.

Résumons le parcours public de cette œuvre en France :
1° ce long métrage d’animation à caractère documentaire est plébiscité puis récompensé lors du plus grand festival du monde consacré au cinéma d’animation, en juin 2021 à Annecy.
Un mois plus tôt, il figure dans la sélection officielle du plus grand festival de cinéma du monde à Cannes. Qui s’en souvient ?
2° Il disparaît du paysage audiovisuel français pendant plus d’un an. Malgré trois nominations aux Oscars en février 2022, peu de médias s’en émeuvent.
3° Il est diffusé par la chaîne culturelle franco-allemande Arte (coproductrice du film) et visible gratuitement sur sa plateforme de streaming durant un peu plus d’un mois, entre juin et juillet 2022.
Flee est exploité en salles de cinéma un mois plus tard, à partir du 31 août 2022*, accessoirement jour de rentrée des enseignants et date assez peu porteuse (c’est le moins qu’on puisse dire) pour n’importe quel film, alors pour un long métrage animé pour adultes sur un réfugié afghan homosexuel…

A un moment où la fréquentation des salles de cinéma est encore loin d’avoir recouvré un niveau de relative normalité, sur quels publics les producteurs et distributeurs de ce film misent-ils pour entrer dans leurs frais et garantir la réception minimale de cette œuvre ? A moins que cette sortie ne soit qu’un prétexte pour pouvoir accéder à sa véritable voie de rentabilisation.
En effet, sauf surprise improbable, d’ici un an, le film entrera au catalogue d’un dispositif d’éducation à l’image, « Lycéens et apprentis au cinéma » ou « Collège au cinéma » (voire les deux en même temps) et sera, grâce à ce rattrapage opportun un tant soit peu amorti.

Nous en sommes donc plus que jamais là, en 2022.
On s’obstine à produire et à diffuser une offre pléthorique de films, offre factuellement et statistiquement disproportionnée par rapport à la demande.
On mobilise des leviers de promotions, aussi salutaires qu’inefficients, pour cacher la misère.
On réduit mécaniquement la durée de vie des œuvres sur grand écran, en alimentant de la sorte la logique marketing du blockbuster, à savoir celle du mammouth écrasant/invisibilisant la concurrence sur son passage.
On privilégie par défaut la stratégie de la seconde chance.
Et on recommence, ainsi de suite.

Ne s’agit-il pas là d’un bel exemple de « fuite en avant en désespoir de cause », assez symptomatique de l’époque ?
Existe-t-il seulement des solutions alternatives, outre celle, peu audible des professionnels, de la baisse drastique de la production de films et, par voie de conséquences, de leur distribution ?
Plutôt que de « sobriété » – terme abscons déjà bien galvaudé par ailleurs – n’est-il pas ici question de « soutenabilité » d’un système cinématographique global plus que jamais menacé de disparition ?
Comme pour d’autres secteurs d’activités productivistes** sous perfusion d’aides publiques, il est malheureusement à craindre que, la raison impulsant rarement le changement, ce soit le choc, inéluctable et impitoyable, qui s’en charge tôt ou tard.
Cette perspective doit-elle nous effrayer ou nous réjouir ?

 

Extrait de Flee de Jonas Poher Rasmussen
* On rappelle, par exemple, que novembre est traditionnellement le « Mois du documentaire » en France.
** Avec la productivité comme objectif essentiel, quitte à sur-produire et gaspiller.
A raison de 12-13 films sortis chaque semaine en France, qui peut encore prétendre que ce domaine d’activités n’est pas devenu productiviste ?
En-tête : extrait de l’affiche originale de Flee.

 

 

anima