Toshio Suzuki vide son sac

suzuki_takahata_aout2018

 

« Pourquoi je n’avais plus envie de produire un film d’Isao Takahata «  est le titre d’un long entretien accordé par Toshio Suzuki au magazine japonais Bunshun.
Publiée en trois parties, entre le 10 et le 12 août, l’interview de l’ancien président et toujours producteur en chef du Studio Ghibli décrit une face sombre et méconnue du réalisateur du Tombeau des lucioles et de Pompoko, décédé au début du mois d’avril 2018.

Si l’on savait qu’Isao Takahata n’était pas un professionnel « facile à vivre » de par son caractère trempé et son intransigeance légendaire, Toshio Suzuki a rendu public des éléments biographiques d’une gravité jusqu’ici ignorée au-delà du cercle des proches collaborateurs du cinéaste. Parmi ces révélations, la part de responsabilité d’Isao Takahata dans la mort prématurée – à 47 ans, le 21 janvier 1998 – de Yoshifumi Kondô (1) est sans doute la plus implacable à l’endroit de l’artiste que Suzuki a accompagné (ou « subi », devra-t-on considérer désormais) pendant quatre décennies.
Vous pouvez lire ici une traduction anglaise des anecdotes relatives à cet épisode dramatique mis en exergue par les quelques médias américains qui ont relayé en Occident la publication du Bunshun.
La lecture de l’article originel permet toutefois de mieux contextualiser les propos sévères et, semble-t-il, sincères de Toshio Suzuki, lesquels se concluent par une euphémique confession : « Le fil de tension a été rompu mais je ne peux pas encore le démêler. […] Voilà pourquoi je ne peux toujours pas prier pour la paix de l’âme d’Isao Takahata deux mois après sa disparition « .

Le fond de cet entretien, aux accents de déballage médiatique, questionne la relation de « co-entreprise  » entre un producteur et l’artiste pour lequel il se bat, parfois avec une extrême fidélité (2), afin de faire exister et évoluer son œuvre. Dans le cas de Suzuki et Takahata, c’est le conflit à l’arme lourde qui paraît avoir prédominé durant leur carrière commune, comme en témoigne cet aveu : «  Il nous est souvent arrivé de batailler avec des Ashigara (3) ! »
Et Suzuki de passer en revue quelques péripéties marquantes survenues lors des productions des films d’Isao Takahata, de Chié, la petite peste en 1981 (Suzuki, alors journaliste pour Animage, avait pu mesurer pleinement l’esprit de défiance d’une « personne rude « ) au Conte de la Princesse Kaguya (épopée chaotique de presque huit années soldée par un fiasco économique sans précédents au Studio Ghibli).

A l’inventaire de ces mésaventures, la plus tempétueuse restera certainement la production de Mes voisins les Yamada au cours de laquelle une partie des salariés de Ghibli s’était coalisée en véritable fronde contre le projet. Officiellement, on parlait à l’époque (1998) de « désaccord artistique » justifié par le parti pris formel du film qui bouleversait radicalement les méthodes de travail des animateurs du studio. A lire Suzuki, l’intransigeance et l’obstination d’Isao Takahata laissèrent le studio dans un tel état de « dévastation » que Hayao Miyazaki – grand manitou de l’entreprise – avait déclaré « ne plus jamais vouloir confier la réalisation d’un film » à ce « dieu du tonnerre « .
C’est une lubie (4) du président de Nippon TV, Seiichirô Ujiie, qui incita, dix ans plus tard, le producteur Suzuki à remettre le cinéaste en selle, à contre cœur : « cela n’a jamais été une partie de plaisir de travailler avec Isao Takahata ! »

Réputé dans le milieu professionnel de l’animation japonaise pour sa propension à exploser les délais de production (et par conséquent à générer des dépassements de budget considérables), et ce depuis le début de sa carrière de réalisateur à la Toei Dôga (1965/1969), Isao Takahata aura usé, découragé, sinon « détruit  » beaucoup de ses collaborateurs de par sa manière d’exprimer et de mettre en pratique ses exigences. L’un des derniers en date aura été le jeune producteur rescapé (5) du Conte de la Princesse Kaguya, Toshiaki Nishimura. Celui-ci se désespérait ainsi, alors que le film accumulait dangereusement les retards :  « j’ai été impliqué de l’âge de 28 ans à mes 36 ans dans ce film ! Durant cette période, je me suis mariée et mon premier enfant est né. J’ai consacré presque toute ma jeunesse à un seul film et j’ai fait de mon mieux pour tenir le coup jusqu’au bout« . Ce à quoi Suzuki lui rétorquaient : « Si tu veux vraiment finir ce film, s’il te plaît, vire Takahata-san ! Tu pourras le terminer avec Tanabe et Andô. (6)« 

Quelles que soient les raisons profondes qui ont motivé leur médiatisation (que l’on ne commentera pas ici), les propos de Toshio Suzuki rappellent, en particulier aux admirateurs béats des productions du Studio Ghibli, que tout « royaume de rêves et de folie » (7) qu’il soit, ce lieu devenu emblématique s’est construit sur de très grandes souffrances humaines.
Des souffrances totalement invisibles aux spectateurs de œuvres qui en sont issues, mettons-le au crédit de ces grands professionnels.

Des souffrances que doivent garder en tête celles et ceux, idéalistes ou pragmatiques, qui se destinent aux métiers du cinéma d’animation, avec ou non en ligne d’horizon la « panacée » que serait le long métrage.
Sauf rares exceptions, écrire, planifier, produire, réaliser un film est un parcours du combattant. Pour un long métrage de dessins animés, porté qui plus est par de forts desseins artistiques, et impliquant des dizaines voire centaines de salariés (sous-traitants inclus), les contraintes peuvent vite transformer l’aventure en chemin de croix.

Si l’on ajoute l’ego et l’asociabilité plus ou moins prononcés des uns et des autres (des décideurs jusqu’aux techniciens de bout de chaîne), l’entreprise devient presque systématiquement un enfer pour tout ou partie des acteurs impliqués. L’histoire du long métrage d’animation est remplie de « descentes aux enfers » individuelles.
Isao Takahata considérait visiblement que ses réalisations – toujours plus ambitieuses – ne pouvaient émerger que dans la douleur, par l’oubli de soi, quitte à en oublier les autres.
Cette manière d’éprouver la création artistique collective et les rapports entre individus est discutable, humainement contreproductive, voire condamnable à certains égards
.
Nous appréhendons désormais jusqu’à quel point elle est le revers paradoxal de son œuvre si humaniste et si intègre.

 

 

(1) Compagnon d’Isao Takahata et Hayao Miyazaki depuis la Toei, Yoshifumi Kondô a notamment supervisé l’animation de la série « Anne aux cheveux roux » et de la plupart des longs métrages des deux cinéastes au sein du Studio Ghibli. Il réalisa son unique long métrage, Mimi wo sumeseba en 1995 et codirigea l’animation de Princesse Mononoke en 1996/97.
Son décès a clairement été imputé au surmenage.
(2) Toshio Suzuki a produit les cinq longs métrages d’animation réalisés par Isao Takahata au sein du Studio Ghibli : Le tombeau des lucioles (1988), Souvenirs goutte-à-goutte (1991), Pompoko (1993), Mes voisins les Yamada (1999) et Le conte de la Princesse Kaguya (2013). Pour ce dernier film, Suzuki « […] en toute honnêteté, […] ne voulai[t] plus faire ce genre de travail « , lassé par des débats interminables, » jusqu’à dix heures par jour »  avec le cinéaste. Il décida de déléguer la production pour se consacrer à la planification du film. « J’estimais par ailleurs que M. Takahata aimerait parler avec un nouvel adversaire pour être stimulé !« 
(3) Les ashigara étaient des croiseurs lourds de l’armée impériale japonaise de 1923 à 1945.
(4) Celui-ci avait déclaré : « J’aime les films d’Isao Takahata et particulièrement Mes Voisins Les Yamada. J’aimerais voir un nouveau film de lui et peu m’importe qu’il soit déficitaire. Je financerai tout. Cela sera un cadeau pour mon départ vers l’au-delà. » Seiichirô Ujiie est décédé en 2011, sans voir Le conte de la Princesse Kaguya. Son successeur à la direction générale de Nippon TV, Yoshio Ôkubo, pour respecter « les dernières volontés de M. Ujiie« , octroya au studio Ghibli une rallonge budgétaire « équivalente au budget d’un gros long métrage en vue réelles » pour absorber les retards considérables pris par la production du film.
(5) En 2012, Toshio Suzuki confie la production du Conte de la Princesse Kaguya à deux jeunes producteurs, Yoshiaki Nishimura et Takashi Kishimoto. Ce dernier a quitté Ghibli au cours de la production. Nishimura est désormais à la tête du studio Ponoc.
(6) Osamu Tanabe et Masashi Andô sont des animateurs renommés – purs produits du Studio Ghibli – qui ont tous deux œuvré à de nombreuses reprises sur les longs métrages d’Isao Takahata et de Hayao Miyazaki.
Tanabe a démarré sa carrière en tant qu’intervalliste sur Le tombeau des Lucioles. Andô a commencé lui aussi comme intervalliste sur Souvenirs goutte-à-gouttes.
(7) En référence au titre du documentaire « The kingdom of dreams and madness » de Mami Sunada, où l’absence notable d’Isao Takahata avait suscité beaucoup d’interrogations.

 

 

 

 

anima