Au début des années 80, il apparaît de plus en plus clairement aux yeux de certains producteurs occidentaux que le marché de l’animation japonaise pourrait bien constituer un véritable eldorado. Si plusieurs studios japonais se montrent très sensibles à tous leurs appels du pied, rares seront les élus à parvenir à s’y inscrire avec succès tant le décalage entre le système de production nippon et le modèle nord-américain, massivement adopté jusqu’en Europe, est divergent. Les antagonismes se situent principalement à un niveau formel, sur ce qui doit être privilégié à l’écran. D’un côté, on valorise la narration tempérée, de l’autre la saturation du cadre par l’action. D’une part, on milite pour maximiser les espaces laissés à l’imaginaire du spectateur, de l’autre, on colonise le moindre d’entre eux à renfort d’envolées lyriques, de sur-commentaires et de traînée d’étincelles.
S’il existe bien un projet cinématographique qui permette de comprendre un tant soit peu ces différences fondamentales, c’est Little Nemo.
D’emblée, postulons que la réduction de l’œuvre foisonnante et débridée de Winsor McCay (1905-1914) à la durée d’un long métrage relève à la fois du rêve et de la gageure.
C’est pourtant le pari que souhaite lancer la firme Tôkyô Movie Shinsha, sollicitée par des partenaires américains de plus en plus mobilisés au Japon depuis le succès du Château de Cagliostro (1979) dans le petit cercle des animateurs californiens. TMS collabore à l’époque avec des studios de sous-traitance comme Telecom (où officie Yatsuo Ôtsuka, mentor d’Isao Takahata et Hayao Miyazaki) et Topcraft, société fondée par le producteur Toru Hara qui s’est fait une spécialité des coproductions de séries et longs métrages avec les États-Unis (Barbapapa en 1977, La dernière licorne en 1982). Au milieu de ce microcosme, gravitent des personnalités depuis longtemps animées par un esprit de compagnonnage, comme Takahata et Miyazaki justement, ou Yoshifumi Kondô qui les assiste depuis leur période “feuilletons fleuves”.
Le premier se voit confier les recherches préparatoires du projet Nemo dans le courant de l’année 1983. Projet qu’il abandonne rapidement pour divergences de points de vue. Le second reprend le bébé dans la foulée, avant de jeter l’éponge à son tour, pour participer à la production de la série nippo-italienne “Sherlock Holmes” et enchaîner sur la réalisation de Nausicaä de la vallée du vent, son second long métrage, chez Topcraft, avec Takahata et Hara à la production.
Le troisième résiste un peu plus longtemps et conçoit un superbe pilote de 3’30’ qui déploie un sens aiguisé de la mise en scène délicatement spectaculaire, que Kondô mettra à profit dix ans plus tard au studio Ghibli dans son unique long métrage Mimi wo sumaseba (Si tu tends l’oreille).
Un second pilote plus proche des “attentes” du marché américain – car rappelons qu’il s’agit bien là d’un projet visant avant tout à “rafler la mise” à l’échelle planétaire en rentrant en concurrence directe avec Disney – est réalisé en 1986. D’aucuns l’attribuent à Osamu Dezaki, dont on peut détecter certains des effets de style typiques derrière un ultra-conformisme aux canons de l’animation US.
Le long métrage est enfin achevé en 1989 sous le titre Little Nemo : Adventures in Slumberland et la lecture de son générique final suffit à déduire la débauche de talents dont il bénéficia. Ainsi trouve-t-on, rien que pour l’écriture – scénaristique et graphique – du film, Chris Colombus, Ray Bradbury et Jean Giraud. A l’expertise : Franck Thomas, Ollie Johnston (deux des plus célèbres Nine Old Men de Disney) et John Cannemaker (historien spécialiste de McCay). Au storyboard et image-board (ébauche aquarellée des plans principaux) : Yatsuo Ôtsuka, en personne. D’immenses talents dilués dans tellement de prérogatives et d’aléas de production que les publics peineront à en détecter la trace dans le film projeté en salles suivant une exploitation plus que confidentielle.
L’échec commercial de Little Nemo a donné un coup d’arrêt à de nombreux projets de coproductions aux États-Unis. Il demeure d’ailleurs très difficile en 2013 d’y envisager quoi que ce soit dans ce domaine. En Europe, où l’on est un peu plus opiniâtre depuis qu’une nouvelle génération d’animateurs/auteurs nourris à Dragon Ball Z et Sailor Moon commence à prendre les rennes de projets cinématographiques ou télévisuels, des initiatives audacieuses voient régulièrement le jour avec plus ou moins de succès (Yona, Yona Penguin de Rintaro (2008), “Valérian et Laureline” de Philippe Vidal et Eiichi Sato (2007), Oban Star Racer de Savin Yeatman-Eiffel et Thomas Romain (2006) et plus récemment, The Red Turtle de Michael Dudok de Wit (sortie annoncée en 2016).
Toutefois, aucune œuvre à ce jour a réussi jusqu’ici à démontrer la pertinence artistique (et économique !) de la coproduction avec le Japon.
> le pilote réalisé par Yoshifumi Kondô (1984)
> le second pilote attribué à Osamu Dezaki (1986)
> le long métrage final de Masami Hata et William T. Hurtz (1989)
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