Le 25 janvier dernier sortait sur les écrans de cinéma français le deuxième long métrage réalisé par Alain Ughetto, Interdit aux chiens et aux italiens. Ses spectaculaires chiffres d’audience ont déjoué les pronostics les plus optimistes.
A une tout autre échelle de grandeur, le Pinocchio de Guillermo Del Toro, diffusé depuis décembre dernier sur une grosse plateforme de streaming et probable récipiendaire de l’Oscar 2023 du long métrage animé, semble confirmer lui aussi le nouveau pouvoir d’attractivité des films d’animation de marionnettes sur un large public a priori enfin mature pour apprécier des œuvres moins formatées pour les enfants. Visiblement conquis par cette nouvelle expérience Del Toro vient tout juste d’annoncer la mise en route d’un deuxième long métrage animé.
Mi-avril, les amateurs de cauchemar artistique découvriront le Mad God que le maître des effets spéciaux à l’ancienne, Phil Tippett, concocte obsessionnellement depuis 30 ans. Un peu plus tard, qui sait, le phénoménal Marcel, le coquillage à chaussures de Dean Fleischer-Camp pourrait bien aussi faire l’objet d’une sortie en salles françaises.
Pour qualifier toutes ces œuvres, une formule est reprise à l’envi dans toute la communication médiatique : »stop-motion ».
Tenez, par exemple, la prescription tiédasse de Télérama (cible facile, je n’en disconviens pas ;) en faveur d’Interdit aux chiens et aux italiens évoquait « une ode mémorielle bouleversante, bricolée en pâte à modeler et stop motion, où l’humour se mêle à la nostalgie et au deuil. » La phrase calibrée était relayée en l’état début février par l’Association Française du Cinéma d’Animation, dans le contexte de son opération d’assistance-à-promotion-de-longs-métrages-en-danger « L’AFCA s’anime pour… ».
Au-delà du « bricolée en pâte à modeler« , raccourci aussi maladroit qu’inexact (1) qui renvoie à une fabrication d’amateur à partir d’un matériau d’école primaire, qui peut comprendre spontanément le sens de « stop motion » alors même que les professionnels de la discipline peinent à expliquer la signification de cet anglicisme, imposé comme le plus adapté de nos jours – âge d’or du globish de start-up-nation-de-petit-calibre – pour qualifier l’animation de figurines en volume ?
Et si on arrêtait de jargonner ? Ne serait-ce que pour aider les médias fainéants et les publics profanes à mieux comprendre, à mieux qualifier et à mieux appréhender les territoires non-standardisés de la création animée ?
Allez, je me lance.
Fiche de fabrication d’un pantin « bricolé en pâte à modeler et en stop motion«
Que signifie « stop-motion » ?
Ce barbarisme composite anglophone présente l’avantage d’être déchiffrable et à peu près compréhensible par un francophone ignorant la langue de Shakespeare. Traduit littéralement, il s’agit de deux noms communs associés par un tiret intermédiaire qui a son importance : « arrêt » (stop) et « mouvement » ou plus exactement « action de mise en mouvement » (motion). La formule « arrêt-mouvement » et, à plus forte raison, l’expression « cinéma d’animation d’arrêt-mouvement » (ou « cinéma d’animation stop-motion« ) sont peu signifiantes, voire nébuleuses, pour les non-initiés, c’est-à-dire l’écrasante majorité de la population planétaire.
Dès le début de l’Histoire du cinéma, et de l’Histoire du cinéma d’animation avec une caméra, l’appareil de captation des mouvements en continu ou image-par-image était actionné grâce à une manivelle. Pour enregistrer une séquence en continu, on tournait cette manivelle – manuellement puis, plus tard, automatiquement – pendant le temps voulu de captation d’une scène (d’acteurs dans un décor, par exemple). Pour filmer une séquence d’animation, image-par-image, l’opération d’enregistrement par la caméra se faisait par succession d’arrêts et de remises en mouvement de cette même manivelle, opération répétée autant de fois que nécessaire pour créer mouvements artificiels et autres trucages que je ne détaillerai pas ici.
Le caractère éminemment laborieux de ce type de tournage, difficilement industrialisable jusqu’à une période très récente, était de fait, dans la plupart des cas, a minima compensé en associant à l’animateur (manipulateur des objets ou marionnettes à mouvoir) un opérateur dévoué à l’actionnement de la caméra.
Une opératrice en l’occurrence pour Ladislas Starewitch, en la personne d’Irène, sa fille-aînée, également scénariste et animatrice (années 30-40) ou un opérateur pour Jiří Trnka (années 60), pour ne citer que les grands maîtres précurseurs. Durant les phases de tournage, le dialogue constant entre les deux collaborateurs pouvait se résumer alors à de simples injonctions de l’un à l’autre : « tourne-arrête », « arrêt-mouvement » (de la manivelle) ou « stop-motion« .
Dès l’introduction de son indispensable ouvrage de vulgarisation, « Stop-motion » (2010), le cinéaste-animateur Barry Purves le rappelle à sa manière : « le mouvement est créé quand la caméra est arrêtée. C’est un paradoxe intéressant surtout si l’on considère que ce mouvement est une pure illusion. » Et Purves d’insister en sous-titre de son livre par la définition suivante : « Technique cinématographique par laquelle la caméra est arrêtée et redémarrée de manière répétée. »
Test préparatoire devant un décor « bricolé en pâte à modeler et en stop motion«
Utilisation du terme « stop-motion »
En France, pays d’origine du cinéma d’animation (2) de nombreuses expressions ont déjà été utilisées pour qualifier le cinéma de marionnettes animées : « mouvement américain » (formule générique employée pour désigner les premières animations cinématographiques, « procédé des arrêts » par Emile Cohl (déjà les « arrêts » successifs de la caméra), « ciné-sculpture » par les commentateurs des films de Secundo De Chomon, « ciné-marionnette » par Ladislas Starewitch, « cinéma de poupées » selon l’expression consacrée dans les dictionnaires du 20e siècle. Citons aussi les termes dérivés, émanant des artistes désireux de distinguer – voire de breveter – leur méthode de travail comme Charley Bowers (« Bowers Process ») ou Will Vinton (« claymation« ). Ces dénominations contribuent encore aujourd’hui à rendre plus confuse la réalité d’une technique parmi d’autres utilisée pour donner l’illusion de la vie à des objets inanimés devant une caméra.
Sous la plume ou par la voix de spécialistes plus pédagogues que la moyenne, on peut lire ou entendre les expressions « animation en volume » ou « animation de volumes », « animation d’objets et/ou de figurines ». Mais la facilité et sans doute aussi la ridicule manie bien française de tout angliciser, par fainéantise, par suivisme ou par snobisme, amènent souvent à privilégier le plus percutant « stop-motion ». On n’est pas plus avancé et, après tout, si la sémantique de l’animation intéressait quelqu’un, ça se saurait.
Pour couronner le tout et complexifier un peu plus la compréhension du terme « stop-motion » au prétexte de l’affirmation nouvelle d’un registre artistique à part entière, une subtile transition langagière est à l’œuvre depuis peu : LA (technique de l’animation) stop-motion est devenue LE (cinéma) stop motion. La disparition du tiret intermédiaire achevant d’invisibiliser la référence à la collaboration de tournage, évoquée précédemment. Quel dommage !
Sait-on désormais d’instinct s’il faut ou non masculiniser « stop-motion » ? Quoi qu’il en soit, le problème de fond demeure. Le sens du terme reste impénétrable au commun des mortels.
Preuve parmi d’autres de l’insatisfaction des professionnels eux-mêmes à l’égard de la qualification de leur propre savoir-faire, les anglais et une bonne partie des européens ou américains (3) qui travaillent avec eux, conscients de l’obsolescence de « stop-motion » et de ses origines mécaniques donc, ont actualisé le terme par « stop-frame animation » (littéralement « animation arrêt-image »). En effet, depuis plus de deux décennies, le tournage de films d’animation de figurines ne recoure plus à la caméra mais à l’appareil photo numérique, couplé à un ordinateur équipé d’un logiciel de manipulation des images (frames) photographiées/numérisées les unes après les autres.
L’usage de cette nouvelle expression se propage à grande vitesse dans le langage médiatique courant et pourrait prochainement reléguer celui de stop-motion aux oubliettes des livres d’experts.
Tournage d’une séquence d’animation devant un décor « bricolé en pâte à modeler et en stop motion«
Par quoi remplacer « stop-motion » en français ?
Il est un terme, très ancien et considéré à tort comme désuet, qui paraît pourtant parfait pour palier les complications contre-productives exposées précédemment. Il présente le dérisoire inconvénient de ne pas être aussi « universel » que « stop-motion » mais reste imbattable dans le contexte francophone pour son immédiate compréhensibilité : « ciné-marionnette ».
Certes, la marionnette renvoie spontanément au spectacle vivant de manipulation de figurines plus ou moins articulées. Cependant, le terme de « marionnette » est depuis longtemps adopté par les professionnels de l’animation. L’usage de l’équivalent anglais, « puppet », est systématisée dans le monde anglophone.
Certes, la formule « ciné-marionnette », popularisée dès les années 30 par le cinéaste russe exilé en France, Ladislas Starewitch, pourrait sembler de prime abord exclure l’animation d’autres objets physiques en volume et pas nécessairement fabriqués par la main de l’homme (viande, végétaux bruts, minéraux) mais il me semble tout à fait possible de considérer tout objet palpable, manœuvré par la main humaine à des fins de spectacle dans un espace en trois dimensions, comme une « marionnette », avec ou sans guillemets, au sens propre comme au figuré.
Rendez-vous dans vingt ans pour constater la pertinence ou non de cette proposition.
En attendant, vive l’art de la marionnette de cinéma, de pâte à modeler, de silicone ou de tout autre matériau !
Vive le cinéma d’animation de marionnettes, en allumettes, en poupées de tissu ou en pantins à armature !
Vive la marionnette animée, manipulée avec ou sans fil sur un plateau de tournage !
Vive la ciné-marionnette !
Ajustement d’un élément de costume sur un moulage « bricolé en pâte à modeler et en stop motion«
Notes :
(1) Voir le making of : les marionnettes sont fabriquées en silicone. Quant aux décors, d’apparences et de textures volontairement « fait main », ils résultent d’un savoir-faire artistique relativement élaboré qui ne peut être résumé à du simple bricolage.
Toutes les images de cet article sont extraites du même reportage.
(2) Emile Reynaud, 28 octobre 1892, musée Grévin à Paris
(3) « Stop-frame animation » est utilisé notamment au sein du Studio Aardman et de Mackinnon & Saunders, société de production et fabricante mondialement réputée de marionnettes articulées haut-de-gamme, qui fournit Henry Selick, Tim Burton, Wes Anderson, Guillermo del Toro, entre autres cinéastes nord-américains. « Stop-frame animation » s’entend de plus en plus fréquemment dans la bouche de cinéastes européens. Je pense par exemple à Niki Lindroth von Bahr qui a bénéficié des marionnettes de Mackinnon & Saunders pour « Then Lost Is Truth That Can’t Be Won », deuxième segment de l’anthologie The House, produite par le studio britannique Nexus pour la plateforme de streaming Netflix.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.